Rodrigo Fresán, pour la littérature, jusqu’au vertige
Livres
«La Part inventée» raconte l'histoire d'un écrivain dans une profusion fascinante et bavarde d'anecdotes, de pensées et de notes en tout genre

Sur la jaquette de «La Part inventée» se dresse un petit bonhomme en tôle peinte, il porte une grosse valise. Quand on le remonte, le jouet, venu de l’enfance, recule au lieu d’avancer, c’est son charme. C’est à rebours qu’il traverse tout le gros livre de Rodrigo Fresán, un monument d’«irréalisme logique», que l’Argentin oppose au réalisme magique de Garcia Marquez. Presque six cents pages, sept parties, des citations en exergue à n’en plus finir, trois bonnes pages de remerciements aux inspirateurs tous azimuts, l’histoire d’un écrivain (de nombreux écrivains, en fait) en font un plaidoyer fascinant et bavard pour la littérature. A l’origine, il y a une plage, sauvage et mystérieuse, entre mer et forêt, quelque part du côté de Canciones Tristes, lieu mythique situé partout et nulle part. Deux adultes en bisbille y lisent «Tendre est la nuit», chacun dans une édition différente, pendant que l’Enfant manque se noyer. Il a cinq ou six ans, se pose des milliers de questions, ferme ses oreilles aux disputes de ses parents et déjà il sait qu’il sera écrivain, l’Ecrivain.
Tel Salinger, l’Ecrivain a disparu
On se retrouve, des décennies plus tard, sur cette même plage. Le Garçon et la Fille sont venus filmer un documentaire sur l’Ecrivain. Tel Salinger, il a disparu. Reste la maison dans la forêt avec sa bibliothèque qui est une «biothèque», une image de sa vie à travers les livres. Pour témoigner du disparu, il y a la Sœur Folle, Pénélope, qui crache sa rancœur envers ce frère qui l’a spoliée de tout, dit-elle. Elle est alliée à la famille Karma, qui ressemble à la famille Mantra du roman éponyme (Passage du Nord-Ouest, 2006), un parangon d’inculture. Le Garçon veut devenir écrivain pour plaire à la Fille. Dans ce but, il a suivi sans succès des ateliers d’écriture (là, Fresán s’amuse). Il y réussira, mais en voleur, on l’apprendra vers la fin. Pour le moment, il se concentre sur son héros et établit des listes de thèmes: il y aura les Beatles et les Kinks, et Wish You Were Here de Pink Floyd, Bob Dylan; 2001 Odyssée de l’espace; John Cheever, Francis Ford Fitzgerald et «ce salaud d’Hemingway»; les tableaux d’Edward Hopper, etc.. Toute une mythologie littéraire et artistique qui pourrait bien être celle de Fresán lui-même et dont les héros reviennent régulièrement dans le livre.
Carnet de notes
Une partie entière, la plus romanesque, est consacrée à Fitzgerald, à sa femme Zelda et à un couple de mécènes, les Murphy. C’est un chapitre composé en «biji», une forme littéraire chinoise qui signifie à peu près «carnet de notes» et peut contenir des anecdotes, des citations, des pensées, et tout ce que l’auteur a envie de consigner. Pour Fresán, les carnets de Fitzgerald en sont la meilleure illustration. Les bijis sont aussi une assez bonne définition de la spirale narrative de «La Part inventée», où l’on trouve vraiment de tout, à profusion et jusqu’au vertige.
La fin de la lecture
Le livre est traversé par un lamento décliné sur tous les tons. Tout comme Philip Roth, Fresán déplore la fin de la lecture, vitupère contre le téléphone portable, les tweets, les SMS, les tablettes, les livres électroniques qui empêchent de se concentrer sans bondir ailleurs. Mais contrairement à l’Américain, il ne déclare pas avoir perdu la partie. «Tu as lu tous ces livres?», demande la Fille incrédule devant la bibliothèque de l’Ecrivain. Peut-être pas, mais leur seule présence infuse et diffuse. L’Ecrivain l’est devenu «parce que c’était ce qui se rapprochait le plus de la condition de lecteur». L’Enfant qu’il était, négligé par ses parents, a trouvé refuge dans les livres (dans les films aussi, et dans la musique). Eux lisaient «Tendre est la nuit», et Fresán trace un parallèle entre la légèreté des personnages de Fitzgerald et ce couple qui posait pour des publicités, avant de s’engager – de manière irresponsable, «par besoin d’émotions fortes» – dans la lutte armée contre la dictature en Argentine, avant de disparaître, jetés dans la mer d’un hélicoptère ou enterrés dans une fosse. Comme les parents de l’auteur: ce passage résonne d’une vraie colère qui échappe à la part inventée.
Hymne aux Pink Floyd
Le rock et la science-fiction ont aussi leur (belle) part, un hymne aux Pink Floyd, au chef d’œuvre de Kubrick et à la paternité. Le héros en est un petit garçon magique, qui se nomme Fin (comme The End). Son père n’est pas un écrivain, mais un musicien, autrefois proche de l’Ecrivain. «Comment commencer?», se demandait Fresán au début. «Comment finir?» s’impose donc vers la fin. Il a de la peine à s’y résoudre: en effet, comment couper dans cette accumulation d’anecdotes, de digressions, de citations, de mots anglais, d’indignations et d’images, de reprise des thèmes? Pour le lecteur, c’est à la fois un plaisir et une épreuve. Plaisir de la générosité portée par la foi dans la littérature, fatigue devant son incontinence.
***Rodrigo Fresán, «La Part inventée», trad. de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Seuil, 590 p.