Le greffage est une opération fascinante qui consiste à souder un premier végétal, la greffe, sur un autre, appelé sujet ou porte-greffe, de telle manière à ce que la greffe puisse continuer à croître et à donner des fruits. Laurent Seksik montre qu’une opération similaire est aussi possible en littérature. Son dernier roman vient ainsi se greffer sur «La Promesse de l’aube» l’autobiographie très romancée de Romain Gary (1914-1980) dans laquelle il est affirmé qu’avec «l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais».

Ce même amour tyrannique et infini de Nina pour son fils unique est aussi au centre du nouveau livre de Laurent Seksik qui raconte une journée de Roman Kacew, 11 ans (qui deviendra plus tard Romain Gary). Tout le récit se passe à Vilnius, «la Jérusalem de l’Est», avec son importante minorité juive, la ville faisait alors partie de la Pologne et s’appelait Wilno.

«Tu seras ambassadeur de France!»

Le livre de Seksik fait référence à deux sources: la réalité historique de 1925 à Wilno avec une femme juive de 45 ans élevant seule et dans la pauvreté son fils unique et le récit exubérant qu’en fait Gary en 1960 qui, tout au long de sa carrière d’écrivain, s’emploie à faire de sa vie un mythe.

Ce mythe, Seksik le développe en reprenant certains lieux et personnages: le tendre voisin M. Piekelny de l’immeuble du numéro 16 de la rue Grande-Pohulanka à qui Nina tente de vendre des objets dans le roman de Seksik et qui demande dans le texte de Gary timidement au petit garçon de mentionner son nom aux grands de ce monde quand il sera ambassadeur de France. C’est que, dans une scène épique de «La Promesse de l’aube», la mère du petit Roman réunit ses voisins qui la méprisent afin de leur expliquer dans une envolée lyrique dont elle a le secret que son fils deviendra quelqu’un d’important. «Elle pensait à son fils comme à une terre promise», note Seksik.

Fiction et réalité

On sait que Romain Gary a pris de grandes libertés avec la réalité dans «La Promesse» de l’aube. Dans sa biographie, parue en 2004, Myriam Anissimov notamment le démontre, actes de naissance et sources historiques à l’appui. Une démystification qui perpétue encore la légende puisqu’elle pose de nouvelles questions auxquelles seule la littérature peut répondre: si ce que raconte Gary est faux, alors comment était la vie du garçon et de sa mère à Wilno? Comment se sentaient-ils et quelles étaient leurs préoccupations? A sa manière, Seksik y répond en proposant son interprétation. Et en perpétuant la légende à son tour.

Un roman convaincant

Faut-il être au courant du mythe Gary pour apprécier le roman de Laurent Seksik? Certainement, car le livre prend une dimension supplémentaire quand on pense à ce qu’il adviendra du petit garçon et de sa mère et quand on sait quel destin est en train de se jouer. Bien qu’ayant certains défauts car Seksik fait parler un garçon de 11 ans comme un adulte, «Romain Gary s’en va-t-en guerre» possède en soi l’unité et le style d’un roman qui fonctionne et qui ravira les amateurs de Romain Gary. Le narrateur à la troisième personne adopte successivement les perspectives du père, de la mère et du fils.

On suit la détresse de Nina qui cherche à sauver le commerce de chapeaux dont il est question dans «La Promesse de l’aube», Seksik y ajoute un épisode convaincant dans lequel elle aborde un client potentiel pour lui vendre des bijoux qui ne valent rien en les faisant passer pour les joyaux des tsars. La présentation des bijoux est pour elle une performance théâtrale. Laurent Seksik parvient ici à rendre l’ambiance de La Promesse de l’aube.

Le père

Grand absent chez Gary qui préfère faire croire qu’il est le fils illégitime du grand comédien russe Ivan Mosjoukine, le père, finalement le seul personnage réellement inventé par Laurent Seksik, vit aussi à Wilno et est toujours officiellement marié à Nina. Mais il a une maîtresse, avec laquelle il va avoir un enfant. Le petit Roman Kacew admire son père, il lui confie vouloir devenir fourreur comme lui et souhaite la réconciliation de ses parents. Comme enfant, il est le témoin impuissant de la rupture parentale qui finit de se consumer.


Laurent Seksik, «Romain Gary s’en va-t-en guerre», Flammarion, 228 p.