Les Christs du titre sont en plâtre, Moscatritata, qui les vend à la sauvette, les pulvérise de peinture pour qu’ils semblent de bronze. Dans l’Italie d’après-guerre, entre communisme et démocratie chrétienne, ces crucifix représentent la culture populaire, les superstitions, la débrouille et la dérision. Christs pulvérisés est le deuxième volume d’une trilogie autobiographique qui nous parvient dans le désordre. L’auteur, Luigi Di Ruscio, est né dans un patelin des Marches, en 1930. A l’âge de 27 ans, alors qu’il a déjà publié un recueil de poésie remarqué, il s’expatrie en Norvège où il travaillera trente-sept ans dans une fabrique de clous, se mariera et aura quatre enfants.

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Il a raconté sa vie de travail, d’amour et d’écriture dans le superbe Neige noire d’Oslo (Anacharsis, 2014), et auparavant, son enfance, dans Palmiro (2016). Sa langue, qu’il a su préserver dans le froid du Nord, est d’une liberté et d’une vitalité que la traduction réussit à transmettre, une gageure, tant cette langue emprunte à tous les registres – du dialecte à l’érudition et aux archaïsmes – et ne se prive pas de tordre les mots ou d’en inventer. 

Grandiose scène de naissance

Christs pulvérisés s’ouvre sur une grandiose scène de naissance. Puis «le soussigné», alter ego de l’auteur, va et vient dans le temps, dans son histoire familiale – paysans, maçons – et celle de l’Italie – fascistes, communistes, catholiques. L’instituteur interdit le dialecte. «Mon enfance se fit de plus en plus enfance»: les gamins vivent une liberté bagarreuse, joyeuse, dans les prés et sur les routes vidées par la guerre.

Puis viennent les amours, d’une belle sensualité panique, sans culpabilité. Di Ruscio procède par digressions, envolées, réflexions politico-historico-religieuses, portaits et récits. C’est formidablement énergique, roboratif, déstabilisant. Même si sa poésie était reconnue par un petit cénacle, le génie narratif de ce prolétaire revendiqué n’a pas été reconnu de son vivant. Pourtant quel jouissif et généreux jaillissement verbal.


Luigi Di Ruscio, «Christs pulvérisés», trad. de l’italien par Muriel Morelli,
Anacharsis, 352 p.