Le roman qui révèle l’Amérique d’en bas
Livres
Atticus Lish a consacré six ans à l’écriture de «Parmi les loups et les brigands», premier roman incandescent sur une clandestine chinoise et un vétéran de l’Irak

C’est un travelling hypnotique dans l’Amérique invisible et pourtant immense des sans-droits. C’est une histoire d’amour, dans le Queens, à New York. A Flushing, plus exactement, dans le quartier chinois, tout au bout de la ligne 7 du métro, là où les touristes ne vont pas. C’est l’histoire d’une femme, Zou Lei, clandestine chinoise de mère Ouïghour, qui veut tenter sa chance en Amérique, et d’un homme, Brad Skinner, qui revient tout juste de trois missions en Irak, le corps, et surtout la tête, bousillés. C’est un roman, «Parmi les loups et les bandits», le premier écrit par Atticus Lish, New Yorkais de 44 ans, qui a rencontré un accueil exceptionnel auprès des critiques américains à sa parution en 2014 et qui est devenu un succès tout à fait inattendu pour son petit éditeur Tyrant aujourd’hui traduit en français par Céline Leroy.
C’est qu’Atticus Lish a trouvé un ton, une couleur, faite de précision documentaire et de poésie urbaine. Et un rythme, celui de la marche ou des longs trajets en métro. Alors qu’Hillary Clinton et Donald Trump viennent tout juste de quitter l’estrade de leur premier débat télévisé, résumé à quelques réparties et quelques mimiques commentées en boucle dans la médiasphère, voilà ce roman qui contient des vies, un quartier, un monde, un monde où vivent des mondes, des langues (chinoises notamment, l’Herbe d’eau, les Trois Lumières, le Mandarin des campagnes, le Cantonais mais aussi l’espagnol et des centaines d’autres) et tous ces gens, ces femmes et ces hommes, qui vaquent dans le quadrillage des rues du Queens, friches perdues, avenues bondées, sur les quais du métro, dans les trains de banlieues, les boutiques, les enseignes, les cantines secrètes, les restaurants en sous-sol, payés quelques dollars pour des journées sans fin, entassés dans des piaules divisées en cellules. La fiction littéraire, de cette qualité, permet l’immersion totale, émotionnelle, sensorielle, intellectuelle, poétique; elle permet, le temps de la lecture, de voir et d’entendre, d’être avec eux, avec elles, là-bas, ici.
«Elle arriva par Archer, Bridgeport»
Zou Lei d’abord. C’est avec elle que s’ouvre le roman. «Elle arriva par Archer, Bridgeport, Nanuet, travailla à différents points de l’Interstate 95 en jean et veste denim, claquettes de piscine aux pieds, sac en plastique et numéro de téléphone à la main, attendant dans un passage souterrain, le paquet de chips vide depuis longtemps, prise de vertiges» C’est la première phrase du roman et ce mouvement, ce bougé, ce rythme qui est celui de la survie, qui est celui de New York et de ses tentacules en banlieu lointaine, ne cessera pas de battre. Zou Lei expliquera plus tard à Skinner qu’elle était entrée sur le territoire américain par le Mexique. Elle fuyait les usines chimiques de Shenzhen, le chagrin et la folie de sa mère, la misère. Les steppes de son enfance, les apparitions du père adoré, soldat requis à la construction du pipeline pour le pétrole kazak, n’étaient plus qu’un souvenir.
China town à Flushing
Mais Zou Lei est portée par une énergie tellurique, celle justement qui habitait le père disparu. En sa mémoire, Zou Lei se comporte en soldat, concentrée, rapide, efficace, bûcheuse. Et elle fait du sport, tout le temps, partout. Elle court, elle fait des fentes, des pompes. Jusque dans la prison où elle atterrit après une rafle, quelques semaines à peine après son arrivée. On est en 2003, le Patriot Act permet toutes les dérives. A sa sortie de prison, elle décide de se fondre dans le China Town de Flushing, moins risqué se dit-elle. Et c’est-là, dans l’arrière-couloir d’un immeuble à l’abandon qui abrite restos et salons de massage, qu’elle va rencontrer Skinner.
Il vient lui aussi d’arriver à New York. Il semble tombé d’une autre planète. Il revient de trois missions en Irak. Il a des cicatrices effrayantes dans le dos. Et d’autres, beaucoup plus graves mais invisibles, dans le cerveau. Il ne le sait pas encore parce qu’on ne lui a rien dit mais il est déjà rongé par la dépression et les symptômes du stress post-traumatique. Aux yeux de Zou Lei, il peut encore, un peu, donner le change mais il se délite de l’intérieur. Il fait du sport aussi, des pompes à n’en plus finir. Et c’est ce qui va les lier, Zou Lei et lui. Ils vont s’aimer, croire, au contact l’un de l’autre, en un avenir possible. Avant que la guerre qui continue de tonner à l’intérieur de Skinner ne prenne le contrôle.
Gueux des années 2000
Avant le triomphe des cauchemars, ils auront tous deux marché, marché et marché encore dans la ville et ces déambulations sont des chants à New York, la ville-monde. Dans sa déglingue, dans sa folie, dans sa beauté, sous tous les ciels, à chaque saison. L’histoire entre Zou Lei et Skinner est d’une sobriété, d’une intensité inoubliable. L’amour porte ces gueux des années 2000, oubliés parmi les oubliés. Deux petites silhouettes qui marchent d’un pas rapide et décidé, dans les rues qui crépitent d’enseignes en chinois, dans les zones industrielles à flanc d’autoroutes. Ils foncent vers la catastrophe. Il faut faire leur connaissance avant le deuxième débat entre Clinton et Trump. Il faut lire Atticus Lish.
Parmi les loups et les bandits, Atticus Lish, Traduit de l’anglais par Céline Leroy, Buchet Chastel, 558 p.****