Les romans en «Je» dominent la rentrée
Aparté
Pourquoi tant de «Je» dans les romans de cet automne? Serait-ce le symptôme d’une époque qui chérit le singulier à mesure qu’il paraît se dissoudre dans le lieu commun
Tic d’époque? Trique d’auteur? Le «Je» écrase la rentrée littéraire. Ce n’est pas moi qui le dis, mais une collègue, grande lectrice, qui s’offusque: «Tu as vu, tous ces romans de la rentrée écrits en «Je», c’est insupportable, cet épanchement!» Je tente de la raisonner, rien de si nouveau après tout, Marcel Proust n’a-t-il pas soigné sa première personne dans La Recherche? Mais ma collègue revient à la charge: elle invoque la sélection que les critiques du Temps proposent, les douze meilleurs romans de la rentrée – lire page 39. Elle a raison, dix de ces douze titres sont écrits en «Je», de Tuer le père d’Amélie Nothomb à Limonov d’Emmanuel Carrère.
Que conclure de cette hégémonie? Cette ébauche d’explication, en forme d’hypothèse. Il se pourrait que ce «Je» soit le symptôme d’un doute ontologique sur le pouvoir du roman. Au XIXe siècle, ni Balzac, ni Flaubert, ni Tolstoï ne recourent à cette première personne. Guerre et paix, La Comédie humaine sont des œuvres cathédrales, elles embrassent une époque, elles émanent d’une conscience qui sait tout. L’auteur est si singulier, il se pense ainsi du moins, qu’il n’a pas besoin de se mettre en scène. Il est Dieu – c’est le modèle à l’époque du créateur – magnifiquement absent de sa création, c’est-à-dire omniprésent. Le souffle se passe de «Je», il est rythme et vision.
Poursuivons la spéculation. Si le «Je» ancre aujourd’hui tant de fictions, ce n’est pas seulement parce que notre XXIe siècle se passionne pour les dessous, pas toujours propres, de l’âme. Ou parce que le romancier ne prétend plus, depuis longtemps, se mesurer à Dieu. C’est parce que le singulier est devenu rare. Le lieu commun fleurit dans les conversations comme dans les rêves. L’écrivain, lui, tente de retenir ce singulier. Egotiste, son «Je»? Non, désespéré et amusé. «Je» est un «Jeu», le seul qui vaille, quand les vérités ont filé et qu’il faut témoigner de ce qui branle.