Anne Serre s’y connaît en littérature et en écrivains. Elle parcourt le territoire littéraire avec une aisance que beaucoup doivent lui envier. En cette matière, elle n’a peur de rien. Elle est brave, audacieuse, héroïque, poétique, savante et drôle. N’a-t-elle pas osé inventer une joyeuse orgie familiale dans Petite table, soit mise! Un conte transgressif, sensuel et festif paru en 2012 chez Verdier. Une folle fête de la fiction.

Son Voyage avec Vila-Matas est une nouvelle fête de la fiction. Une célébration de la liberté totale qu’elle confère, du vertige des possibles, de son jeu de fausses identités, d’emprunts vrais ou faux, citations, trompe-l’œil et passe-murailles. C’est carnaval au pays des mots.

Festival littéraire

L’héroïne de Voyage avec Vila-Matas est donc un écrivain. Comme telle, elle est l’invitée d’un petit festival littéraire qui se déroule à Montauban. Comme beaucoup d’écrivains, mais pas tous, la narratrice vit à Paris et doit prendre le train de bon matin pour s’en aller parler le soir à ses lecteurs lointains. Un certain manque d’entrain est perceptible: «… Montauban est Caracas pour moi, comme Angers le Pérou ou Lyon une sorte de Patagonie.»

Mais l’héroïne grimpe néanmoins courageusement dans le train et s’en trouve récompensée puisqu’elle croise immédiatement une consœur qu’elle aime bien et qui se rend au même endroit. De retour de la voiture-bar, elle constate qu’Enrique Vila-Matas, l’auteur espagnol, dont elle a en poche un livre fiévreusement dévoré comme tous ses autres livres, est assis non loin d’elle, place 58. Il va désormais veiller – visible ou invisible? – sur son périple ferroviaire et littéraire.

Moquette verte

Cette première partie de Voyage avec Vila-Matas, qui en compte trois, a des allures felliniennes – même si le nom de l’auteur de La Dolce Vita n’apparaît que plus tard dans le roman. La narration alterne les séquences et les interventions mystérieuses, convoque une foule de personnages, joue en toute liberté avec le temps et les lieux, et se résout finalement au terme d’une fête joyeuse au cœur de la nuit, par l’apparition magique en plein Montauban, d’une star de Cinecitta.

La deuxième partie est plus sédentaire. Nous voici, cette fois, installés dans la peau d’Enrique Vila-Matas, à Barcelone, dans son bureau. Nous contemplons la moquette vert bouteille que la narratrice a prêtée au bureau imaginaire de Vila-Matas dans la première partie du livre: «une sorte de vert assourdi», songeait-elle. Et le tapis apparaît bel et bien ainsi, dans cette deuxième partie.

Mail troublant

Mais l’affaire est plus grave que la moquette. Vila-Matas entre en scène, alors qu’il vient de recevoir un mail troublant, un mail qui l’accuse et lui fait écrire: «il y a en soi une sorte de culpabilité sans objet, mais prête à accueillir la nouvelle d’un crime qu’on aurait commis un jour.» Et le voilà, enquêtant dans son passé et parmi ses amis, sur un forfait dont il est lui-même le présumé coupable. Il pense, évidemment, à en faire un roman: «… Dans mes romans actuels toutes les portes étaient ouvertes sans cesse, de sorte que je pouvais faire entrer et sortir une foule de gens tout le temps. J’ai un côté fellinien», se dit l’écrivain.

Araignée

La grande affaire, pour la narratrice de la première partie et pour le héros de la deuxième, ce n’est ni la moquette, ni Fellini, mais évidemment l’écriture. Il faut capturer, attraper, saisir ce roman qu’il s’agit d’écrire. Il faut choisir parmi tous les possibles, inviter des personnages, voyager le récit. «Bon voyage, Enrique! Je vois que tu es sur la piste d’un nouveau roman!», écrit un de ses amis à l’écrivain espagnol. Autre image de l’écriture, dans le bouquet qu’offre ici Anne Serre, celle de l’araignée aux mille fils, au centre de sa toile, qui guette les sujets, les personnages, les sources d’inspiration qui s’aventureraient dans ses filets.

Fichez-moi la paix avec les romans! […] J’en ai assez de tous ces amis qui me parlent sans cesse de romans dès que je dis que le ciel est bleu, que je dois acheter du sel et que je pars pour Séville


Il faudra attendre un autre voyage en train – la troisième partie – pour que se résolve la relation de la narratrice et d’Enrique Vila-Matas. Car, lorsqu’on a tant aimé lire et qu’on est écrivain, vient un moment où l’on s’éloigne, où l’on s’éloigne pour vivre sa vie, pour écrire dans son coin, pour faire son miel de son côté.

Il faut donc que la narratrice quitte Vila-Matas. Mais elle lui signifiera la rupture, en répétant son amour, en s’assurant aussi qu’il reste, avec d’autres aimés dont on s’est éloigné sans les lâcher, dans la toile, dans ce réseau affectueux, passionné, invisible et magique que les textes littéraires tissent entre eux.


Anne Serre, «Voyage avec Vila-Matas», Mercure de France, 146 p.