Le poêle chauffe à fond dans la cuisine. Dehors, le froid crisse et les vignes tombent dans le lac ou presque. Nous sommes à Genthod, près de Genève. Samuel Brussell a fait du thé. Nomade, il séjourne régulièrement chez des amis. Il loue des chambres, des studios, des cabanes de jardinier. Depuis ces minuscules espaces, il explore des territoires immenses, ceux des écrivains et des écrivaines qui comptent pour lui.

Il quitte régulièrement la Suisse, où il vit depuis une vingtaine d’années, pour des séjours du nord au sud de l’Europe, sur les traces des poètes qu’il lit depuis l’adolescence. Il frappe à leurs portes et commence avec eux des conversations qui ne s’arrêtent plus. Parfois il devient leur traducteur, comme avec le philosophe et marionnettiste turinois Guido Ceronetti.

La vie par les livres

Parfois Samuel Brussell se lance dans de véritables enquêtes, retrouvant des proches d’un écrivain disparu, dénichant des inédits, recousant les fils d’une œuvre peu ou mal connue. De ces rencontres et de ces voyages naissent des livres, qu’il en soit l’éditeur ou l’auteur. Ces deux pratiques s’épousent chez lui et forment deux facettes d’une même quête: celui d’être dans la vie par les livres et dans les livres par la vie. «Mon plus grand bonheur est de rendre hommage aux écrivains. C’est si difficile d’écrire… Nous devons ressentir de la gratitude envers celles et ceux qui s’y consacrent», glisse-t-il.

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Samuel Brussell, qui est aussi collaborateur du Temps, se raconte à travers ses livres. Ainsi d’Alphabet triestin qui paraît ces jours-ci à La Baconnière. Comme un ami qui se confie à voix basse, Samuel Brussell partage un double coup de foudre. Pour Trieste, la ville multilingue ouverte sur l’Adriatique, à la croisée des mondes latin, germanique et slave. Et pour Anita Pittoni, figure emblématique de Trieste et d’une époque, celle des années 1920-1930 et de l’immédiat après-guerre.

Parrain inspirant

Pionnière à maints égards, Anita Pittoni a conjugué plusieurs vies et plusieurs talents: tisserande d’art, écrivaine et éditrice. En 1949, elle a fondé avec peu de moyens la maison d’édition Lo Zibaldone, qui sera l’écrin de son groupe d’amis: les poètes Umberto Saba et Virgilio Giotti, l’écrivain et journaliste Giani Stuparich, le peintre Vittorio Bolaffio. Elle aura aussi à son catalogue Italo Svevo, bien sûr, et choisira pour parrain inspirant Roberto Bazlen, l’«écrivain sans livres», Triestin lui aussi.

«Je connaissais l’existence du Zibaldone, l’une des maisons d’édition les plus raffinées de l’Europe d’après-guerre, mais j’ignorais complètement qu’Anita Pittoni avait été écrivaine elle-même et qu’elle avait tenu un journal», explique Samuel Brussell en tenant sa tasse de thé entre les mains. Il l’apprend par un libraire de Trieste, Simone Volpato. «Sa librairie de livres anciens Drogheria 28 est une vraie caserne d’Ali Baba. C’est-là qu’il m’a raconté comment il était tombé par hasard, dans un marché aux puces de Trieste, en 2010, sur le journal d’Anita Pittoni.»

Immense hangar

Il faut imaginer Trieste comme un «immense hangar dans lequel gît une énorme quantité de matériau littéraire absolument à l’abandon» qui n’attend que d’être exhumé. Samuel Brussell a œuvré à la publication, à La Baconnière, de Confession téméraire, recueil de nouvelles d’Anita Pittoni, pour la première fois traduite en français. Et, en ce début d’année, c’est au tour du fameux journal, tenu entre 1944 et 1945, de voir le jour. La traduction, pour les deux titres, est signée par Marie Périer et Valérie Barranger, l’épouse de Samuel Brussell, compagne de toutes les aventures éditoriales, décédée en novembre, happée par la maladie.

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La première fois que Samuel Brussell a appelé au débotté un écrivain, c’était dans un café parisien. Il avait 16 ans et demi. Avant cela, il y avait eu l’enfance et l’adolescence dans un pensionnat catholique en Bretagne et puis Nice, ville instantanément détestée. «Je venais de quitter la Bretagne. Du jour au lendemain, je suis passé d’un ciel pluvieux au grand soleil, d’une société en gris et noir, ultra-cléricale et ultra-bigote, à une société partouzarde, pétaradante et mafieuse.»

Queneau au téléphone

Paradoxalement, c’est à Nice qu’il attrape le virus de traîner en librairie. «J’ai quitté l’école à 16 ans. J’ai fait mes classes dans les librairies d’occasion. A Nice, il y avait la librairie La Sorbonne où je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Surtout les poètes. J’étais et je reste un rat de librairie. A ne pas confondre avec les rats de bibliothèque. Dans une librairie, la vie continue. On papote avec le libraire, les clients. On peut aller chercher des cafés au bar à côté…»

Début des années 1970 à Paris, Samuel Brussell appelle Raymond Queneau au téléphone: «Bonjour, j’ai 16 ans. J’aime ce que vous écrivez», balbutie-t-il dans le combiné. Débute une amitié improbable, dans les locaux de Gallimard, où l’écrivain reçoit le jeune homme pour des conversations à bâtons rompus sur la littérature. «Il m’a toujours reçu avec une prévenance incroyable. Je le faisais rire, je crois», se souvient Samuel Brussell. A 20 ans, alors que beaucoup se rêvent écrivains, lui se projette éditeur. Il lui faudra dix ans pour le devenir. Aux Editions du Rocher d’abord, sous la houlette de Jean-Paul Bertrand. Et puis à l’enseigne des Editions Anatolia qu’il fonde avec Valérie en 1992.

La moussaka d’en bas

«En bas de chez nous, il y avait un traiteur grec. Je me disais qu’un mot grec ferait un beau nom pour une maison d’édition. Je demande à la dame qui servait là-bas: «Comment dit-on l’est en grec?» En me tendant ma moussaka, elle me répond «anatolia»». C’est le début d’une aventure qui va durer une vingtaine d’années et donner naissance à plus de 200 titres, placés sous le signe de la curiosité et de l’éclectisme: la biographie de la photographe italienne Tina Modotti, les lettres d’amour entre Tina Modotti et Edward Weston, les livres de Mary Frances Kennedy Fisher comme Biographie sentimentale de l’huître ou Le Fantôme de Brillat-Savarin, Le Guide du touriste en Irlande de Liam O Flaherty, Autobiographie d’un menteur du Monty Python Graham Chapman, les Facéties du Pogge Florentin… «Valérie et moi avons fait ces livres dans l’angoisse permanente mais avec passion. Nous aimions passer d’un classique en latin de la Renaissance aux récits délicieux d’une poétesse gastronome américaine.»

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Samuel Brussell a aussi le nez pour des best-sellers comme Eloge des femmes mûres, du Hongrois Stephen Vizinczey, en 2001: 250 000 exemplaires en grand format, 500 000 en poche. «Au moment de la sortie du livre, je n’avais pas le moral. Les représentants qui me reprochaient toujours de faire des livres pas assez commerciaux me reprochaient cette fois-ci d’en faire un qui était trop commercial… J’ai donc décidé de partir à Odessa, sur les traces de l’écrivain Isaac Babel. Et c’est là-bas, dans ma chambre d’hôtel, que j’ai appris, incrédule, que les chiffres des ventes s’envolaient, de jour en jour.»

Marcher alentour

Alphabet triestin s’ajoute à une liste d’une douzaine d’ouvrages parmi lesquels Ma valise, Soliloques de l’exil, Métronome vénitien ou Mes 52 déménagements. En arrivant en Suisse, il est parti sur les traces de Robert Walser dans Chez les Berbères et chez les Walser. Il ne manque aucune occasion de vanter le génie de l’écrivain biennois: «Il n’est pas uniquement un grand écrivain suisse. Il compte parmi les plus grands écrivains européens.» Le thé est devenu froid. Il faut remettre une bûche dans le poêle. «Et si nous allions marcher alentour?» lance-t-il. En chemin surgissent d’autres histoires de livres, de voyages, d’exils, d’amis au long cours qui donneront naissance à d’autres livres, d’autres voyages. A d’autres recommencements.


Samuel Brussell, Alphabet triestin, La Baconnière, 132 pages