Cela aurait pu être un récit de voyage avec des gens qui sourient aux quatre coins du globe, comme à la télévision. Mais Petite puise en eaux plus profondes. Des kilomètres, il y en a, d’Epalinges au cap Nord puis des Philippines aux Caraïbes. De l’auto-stop, des peurs, de la fraternité beaucoup. Mais ce que raconte ce premier livre, écrit en quelques mois, dans un seul souffle ou presque, musique dans les oreilles, c’est avant tout une évasion. Au sens de se faire la malle. Qu’elle jouait sa peau en partant comme elle l’a fait, à 20 ans, sans un sou en poche, Sarah Gysler le savait. Qu’elle tirerait un livre de ce parcours initiatique, cela, elle ne l’avait pas prévu. Pour toutes ces raisons, Petite, chronique sincère d’une cavale loin de chez soi, journal ultra-lucide d’une crise d’adolescence transformée en quête résolue de liberté, attrape le lecteur par surprise et se lit d’une traite.

C’est chez son père, à Epalinges, où elle nous reçoit, que Sarah Gysler a couché sur le papier les vingt premières années de sa vie. Un grand matelas bleu posé au sol mange une bonne partie de la chambre. Des piles de livres contre un mur. Et puis le bureau où Petite a pris forme, où Sarah Gysler a mis en mots sa grande traversée avec irruptions, avalanche presque mortelle, déambulations dans les mégapoles, la misère comme un coup au ventre, navigation en eau calme et découverte, de plus en plus affirmée, de sa voix intérieure.

Humour affûté 

Sarah Gysler a 23 ans aujourd’hui. Un âge qui ne donne pas la mesure de la somme des colères accumulées. Du chagrin non plus. Et c’est par là que débute Petite. Par le récit, à l’humour affûté, d’une enfance de petite fille différente, solitaire, marquée par le divorce des parents, la maladie du père et le décrochage scolaire. «Nous étions de ces enfants qui grandissent avec une clé autour du cou, connaissent les numéros d’urgence par cœur et savent faire cuire des pâtes avant même d’être en mesure d’atteindre les casseroles. Nous avons beaucoup pleuré les premiers temps, puis nous avons fini par saisir le grand avantage de la situation: on pouvait faire ce que l’on voulait», écrit-elle dès les premières pages.

Les parents sont tous les deux facteurs. La mère est née en Algérie, le père à Lausanne. Les portraits sont trempés dans l’eau vive: «Ma mère ressemble un peu à un cliché des mamans arabes. Absolument terrifiante, très belle, passée maîtresse dans l’art de tenir le téléphone sans les mains (en le coinçant entre l’épaule et l’oreille le plus souvent, mais elle nous surprenait parfois avec d’autres positions)», «Mon père est quelqu’un de bizarre. Mais un bizarre attachant, insolite, un bizarre comme moi. Il a sa façon de concevoir le monde et les lois. Il s’est toujours joyeusement moqué des bigots et soutient la théorie que rien n’est illégal si personne ne t’attrape. C’est un pirate mesuré, un aventurier du quotidien.»

Souffre-douleur de ses camarades

Trop sensible, trop lucide, pas assez docile, Sarah, enfant, dérange. L’école est inadaptée à combler ses curiosités. Elle s’ennuie jusqu’à l’insupportable. Souffre-douleur de ses camarades, elle tient jusqu’à la fin de l’école obligatoire. Avant de quitter le système scolaire, elle a droit à un entretien d’orientation. Dans le livre, ce passage-là vaut son pesant de rage et de dégoût face au conformisme de l’institution, face à la médiocrité du préposé qui, entre deux remarques racistes, ânonne à son intention un destin d’employée sage et subalterne.

Dans sa chambre, sur le grand matelas bleu, elle confirme la claque ressentie sur le moment. Le monde adulte lui tendait un visage presque trop laid pour être vrai. «Cet homme n’avait aucune idée de ce qu’il faisait là, il était perdu, comme un enfant. Je pensais m’adresser à un adulte, je me retrouvais face à un robot. J’étais choquée. Il n’avait aucune curiosité pour ce que je voulais faire, aucun intérêt pour sa propre mission. Son attitude a modifié le regard que je portais sur les adultes et sur le monde du travail, avant même que j’y entre.» Ce monde-là, elle va pourtant tenter d’y entrer, en commençant un apprentissage d’employée de commerce. Ennui mortel, dépression. Sarah a 16 ans.

L’apprentissage de la solitude

Les quelques années qui séparent encore la jeune femme du grand départ seront chargées en émotions intenses, voire extrêmes. La route, dès lors, apparaît comme la planche de salut pour écarter les barreaux d’une société qui régimente, de la naissance à la mort. On ne va pas résumer ce roman de formation sur le vif que constitue son récit de voyageuse solitaire. Il vaut mieux lire «dans le texte» la métamorphose que la route engendre, ses beautés, ses accidents, l’apprentissage de la solitude, ce dialogue de soi à soi. Dire simplement que la jeune auteure sait mettre les mots ensemble comme on frotte des silex.

En chemin, Sarah Gysler nourrit un blog, L’aventurière fauchée. Une dizaine d’articles, de conseils, quelques récits. Cela suffit pour qu’une maison d’édition, Equateurs, à Paris, repère le talent en herbe. Un livre? Elle n’y avait jamais songé mais elle s’élance, là encore. «J’ai pensé ce livre comme un cri du cœur. Je l’ai écrit d’une traite. C’est soulageant d’avoir pu consigner cette partie de ma vie. Cela me permet de passer à autre chose. Dans le même temps, cela m’a vidée, totalement. J’ai tout donné.»

Une liseuse pour compagne

Des auteurs lui ont-ils servi de modèles? Douée pour les mots à l’école, elle a longtemps préféré les chansons à texte à la littérature. Le goût de la lecture s’est déclenché sur la route. En voyage, sa liseuse est sa plus fidèle compagne. Jack London ouvre les feux. Puis Stefan Zweig, Henry Miller, Virginie Despentes, Delphine de Vigan…

Trois ans maintenant que la jeune femme sillonne le globe. Elle a fait une halte, depuis décembre, pour écrire le livre et répondre aux journalistes. Après? Elle verra bien, tout est ouvert. Devenue nomade, Sarah Gysler a déjà goûté aux morsures que ce mode de vie engendre, comme la difficulté à construire sur le long terme. «Je me dis aujourd’hui que j’aimerais parvenir à être nomade tout en étant sédentaire. Ce serait la plus belle victoire.»


Sarah Gysler, «Petite», Equateurs, 184 p.