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Le secret des eaux dormantes

«L’Etang», premier roman de la Londonienne Claire-Louise Bennett, paraît en français. Une fascinante immersion dans la conscience d’une jeune femme vivant seule sur la côte irlandaise

Dans le roman de Claire-Louise Bennett, une femme désireuse de prévenir la chute d’enfants dans une étendue d’eau, plante une pancarte au bon endroit indiquant: «Etang». — © Wikimedia commons
Dans le roman de Claire-Louise Bennett, une femme désireuse de prévenir la chute d’enfants dans une étendue d’eau, plante une pancarte au bon endroit indiquant: «Etang». — © Wikimedia commons

Elle dépose des légumes dans un compost, sur sa fenêtre, reçoit parfois un amant, recherche sur Internet un bouton de rechange pour sa cuisinière électrique… Rien de spectaculaire, dans L’Etang, sinon une conscience au travail, le flux détaillé des pensées d’une femme vivant dans un cottage, sur la côte irlandaise.

Ce roman a fait sensation à sa publication, en 2015. Il se voit aujourd’hui traduit en français, avec le soin qu’il mérite. En 20 chapitres, le lecteur plonge dans l’esprit de cette femme. Elle se révèle étonnement précise pour décrire son quotidien, d’un ton plein d’humour, parfois faussement docte et qui semble se moquer du langage professoral. Pourtant, nous ignorons tout d’elle, jusqu’à son nom. On est proche du non-sens, et ce n’est pas le moindre paradoxe de ce texte, écrit sur la corde raide: il bruisse tout autant de détails qu’il résonne de lacunes.

Déchiffrer le monde

Un étang, près du cottage, donne un indice sur les intentions de l’auteur, la Londonnienne Claire-Louise Bennett (qui, soit dit en passant, a vécu elle aussi dans un cottage irlandais multiséculaire). Au chapitre «Le grand jour», une fête s’organise. Une voisine prévenante, voulant éviter l’éventuelle chute d’enfants, a cru bon de planter une pancarte au bord de l’eau, avec ce mot, écrit en grand: «Etang». Comment entrer en contact avec les choses, si elles sont d’avance étiquetées et réduites à des symboles, s’agace la narratrice? Comment échapper à une désignation littérale, si pauvre? Comment déchiffrer le monde de manière personnelle si l’on vous indique d’avance ce qu’il faut y voir. Par l’anecdote de la pancarte, c’est tout le projet littéraire de Claire-Louise Bennett qui se dessine. Son roman ne comportera, lui, aucune explication ni poteau indicateur infantilisant le lecteur.

«Le passé de notre âme est une eau profonde», écrivait le philosophe Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves (1942). Le passé de la narratrice de L’Etang restera opaque. Elle évoquera tout au plus un doctorat, et une conférence universitaire qu’elle a donnée sur le caractère destructeur de l’amour. De cet épisode, elle n’a préféré retenir que l’instant où, mal à l’aise, elle a tourné les talons pour rentrer chez elle, coupant court aux discussions avec ses confrères. Elle décrit le sol humide et l’odeur de «torchon» du parking universitaire. Tout le reste est volontairement maintenu dans le flou.

Depuis Woolf, Beckett, Sarraute ou Perec, l’infra-ordinaire a sa place au cœur de la littérature. Les apparents détails de notre quotidien en disent parfois plus long que les grandes lignes de nos CV. Tout ces auteurs, y compris Bachelard, Claire-Louise Bennett les a lus. Elle s’est nourrie de phénoménologie (ce courant philosophique qui place au centre l’expérience vécue), tout comme de poésie, notamment l'œuvre de Thoreau, pour dire le contact direct avec la nature.

Humour ravageur

A contre-courant de la tendance générale, Claire-Louise Bennett tourne le dos aux récits à rebondissements, aux intrigues bien ficelées. Et à la tentation de donner un sens à tout. Au final, c’est une curieuse expérience qui s’offre au lecteur. On se coule dans L’Etang, bercé par sa séduisante monotonie. Une «monotonie géniale», pour citer une dernière fois Bachelard, qui parlait, lui, des livres d’Edgar Allan Poe. Aucun ennui, mais une torpeur, vous happe. Ce livre serait-il un exercice de style, mené de main de maître? Deux éléments l’en préservent.

Son humour parfois ravageur (ainsi les pages dans lesquelles la narratrice décrit sa confrontation avec un troupeau de vaches, imaginant, avec une immodestie comique, que les ruminantes la prennent pour une réincarnation de Jésus). Mais aussi cette présence poétique du monde, de la nature, des éléments, rendus incongrus et réenchantés, ce «fourmillement magique et violent».

© L’Olivier
© L’Olivier

Claire-Louise Bennett, «L’Etang», trad. de l’anglais par Thierry Decottignies, L’Olivier, 224 p.