Déchiffrer le monde
Un étang, près du cottage, donne un indice sur les intentions de l’auteur, la Londonnienne Claire-Louise Bennett (qui, soit dit en passant, a vécu elle aussi dans un cottage irlandais multiséculaire). Au chapitre «Le grand jour», une fête s’organise. Une voisine prévenante, voulant éviter l’éventuelle chute d’enfants, a cru bon de planter une pancarte au bord de l’eau, avec ce mot, écrit en grand: «Etang». Comment entrer en contact avec les choses, si elles sont d’avance étiquetées et réduites à des symboles, s’agace la narratrice? Comment échapper à une désignation littérale, si pauvre? Comment déchiffrer le monde de manière personnelle si l’on vous indique d’avance ce qu’il faut y voir. Par l’anecdote de la pancarte, c’est tout le projet littéraire de Claire-Louise Bennett qui se dessine. Son roman ne comportera, lui, aucune explication ni poteau indicateur infantilisant le lecteur.
«Le passé de notre âme est une eau profonde», écrivait le philosophe Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves (1942). Le passé de la narratrice de L’Etang restera opaque. Elle évoquera tout au plus un doctorat, et une conférence universitaire qu’elle a donnée sur le caractère destructeur de l’amour. De cet épisode, elle n’a préféré retenir que l’instant où, mal à l’aise, elle a tourné les talons pour rentrer chez elle, coupant court aux discussions avec ses confrères. Elle décrit le sol humide et l’odeur de «torchon» du parking universitaire. Tout le reste est volontairement maintenu dans le flou.
Depuis Woolf, Beckett, Sarraute ou Perec, l’infra-ordinaire a sa place au cœur de la littérature. Les apparents détails de notre quotidien en disent parfois plus long que les grandes lignes de nos CV. Tout ces auteurs, y compris Bachelard, Claire-Louise Bennett les a lus. Elle s’est nourrie de phénoménologie (ce courant philosophique qui place au centre l’expérience vécue), tout comme de poésie, notamment l'œuvre de Thoreau, pour dire le contact direct avec la nature.
Humour ravageur
A contre-courant de la tendance générale, Claire-Louise Bennett tourne le dos aux récits à rebondissements, aux intrigues bien ficelées. Et à la tentation de donner un sens à tout. Au final, c’est une curieuse expérience qui s’offre au lecteur. On se coule dans L’Etang, bercé par sa séduisante monotonie. Une «monotonie géniale», pour citer une dernière fois Bachelard, qui parlait, lui, des livres d’Edgar Allan Poe. Aucun ennui, mais une torpeur, vous happe. Ce livre serait-il un exercice de style, mené de main de maître? Deux éléments l’en préservent.
Son humour parfois ravageur (ainsi les pages dans lesquelles la narratrice décrit sa confrontation avec un troupeau de vaches, imaginant, avec une immodestie comique, que les ruminantes la prennent pour une réincarnation de Jésus). Mais aussi cette présence poétique du monde, de la nature, des éléments, rendus incongrus et réenchantés, ce «fourmillement magique et violent».
Claire-Louise Bennett, «L’Etang», trad. de l’anglais par Thierry Decottignies, L’Olivier, 224 p.