Le strict code de ses aïeux du XIXe siècle garantissait à l’homme son privilège dans la société, mais se portait aussi comme une cuirasse: être viril impliquait une série d’injonctions, courage au combat, défi quotidien dans la «mêlée sociale», prouesses sexuelles. Tout un programme tombé en disgrâce depuis la seconde moitié du XXe siècle avec la venue de la société de masse et du confort, le conformisme, la fin de la séparation rigoureuse des rôles, dans la sphère privée comme dans le monde. «Qu’a-t-il bien pu arriver au mâle américain?» écrivait Arthur Schlesinger en 1958. La question n’a rien perdu de sa pertinence.
C’est ainsi qu’intervient, en trois tomes richement illustrés, cette histoire de la virilité, non pour exalter son souvenir ou rappeler les mâles à la résistance, mais pour comprendre comment elle s’est bâtie au cours des siècles, comment elle a servi d’instrument de domination, comment elle a profondément varié.
Comme le relèvent plusieurs des auteurs – 43 en tout – qui ont collaboré à cet ouvrage collectif, virilité n’est pas exactement masculinité. Perçue comme un ensemble de normes variables selon les époques, elle transpire au travers de sources diverses. Dans l’Antiquité, l’ andreia grecque vantée par Eschyle recouvre le courage au combat, la responsabilité citoyenne et le respect des dieux, et qui s’acquiert par une longue initiation; la virilitas romaine, poilue ou glabre selon le goût impérial ou républicain, se lit chez Sénèque, Juvenal ou dans les vers paillards de Martial; la toute-puissance du guerrier germain se lit dans sa tombe remplie d’armes spectaculaires.
Le «mâle» Moyen Age (selon la formule célèbre de Georges Duby) semble être tout axé sur la force. Difficile de ne pas citer le comte et poète Guillaume d’Aquitaine, qui raconte ses exploits: «Je les ai foutues […] 188 fois, si bien que je faillis en rompre mes braies.» Affirmer son existence, «imposer l’expansion de son moi» quitte à raconter des bobards, telle est la règle pour les élites du temps, résume Claude Thomasset.
Aux XVIe-XVIIe siècles, le modèle de l’homme dominant ne cesse de gonfler, s’incarnant en France dans la toute-puissance – politique, militaire, sexuelle – de Louis XIV. Et pourtant l’honnête homme de la Renaissance ne doit pas être une brute: il manie le contrôle de soi et la tempérance. La femme, dans tout cela, n’y gagne de loin pas encore sa juste place: le mari reste maître du foyer, et elle n’a qu’une chose à faire, lui obéir. L’homme viril peut se prélasser en son royaume.
Quoique. Car cette étiquette, qui se mue en code rigoureux et participant à l’édification de l’Etat-nation au XIXe siècle (lire ci-dessous), cache une anxiété latente, un «fardeau» susceptible de renverser l’édifice. Dans la sphère privée, la hantise de l’impuissance sexuelle, que les médecins lient à la déchéance morale et intellectuelle, tourmente des générations entières condamnées à la garder secrète. Le même principe vaut pour la masturbation, la déviance… Au dehors, l’homme vrai doit affronter les défis, faire preuve de courage sous le regard de ses semblables, et la déchéance guette à chaque coin de rue. «Tout concourt, comme le disait Pierre Bourdieu, à faire de cet idéal de l’impossible virilité le principe d’une immense vulnérabilité.»
Les trois responsables de la publication ont pris soin de thématiser le fait viril selon des thématiques variées: parmi d’autres, l’armée, le clergé, le peuple, la découverte du «sauvage» permettent d’aborder la première modernité européenne. Les XIXe et XXe-XXIe siècles, qui constituent chacun un tome, fourmillent littéralement d’approches complémentaires (la médecine, la prostitution, le monde ouvrier, l’homosexualité, les régimes totalitaires, le cinéma, le body-building comme simulacre de la virilité). Les nombreuses illustrations sont en elles-mêmes une source d’enseignement sur cet objet de pouvoir et de régulation qui valait bien l’ouverture d’un grand chantier. Lequel mériterait d’être creusé encore au-delà du cadre européano-américain par des spécialistes d’autres civilisations.
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«Histoire de la virilité»
Pour Marc-André Raffalovitch (1864-1934), il n’y a pas que l’hétérosexuel qui soit viril