Le bruit et la sensation des vagues… On ne s’en aperçoit pas tout de suite mais au fil de la lecture du roman de Colombe Boncenne, Des Sirènes, on se sent comme porté par une énergie, un mouvement sans cesse recommencé, ample comme une respiration. A tel point que le sujet véritable de ce livre, construit tout en flux et en échos, apparaît comme étant justement de capter l’élan de vie, de le reconnaître, de le suivre, jusque dans la lutte contre la maladie, jusque dans le deuil et la guérison intérieure.

La narratrice est une réalisatrice de films documentaires. Lors d’un festival où elle présentait un film sur l’île de Clipperton, appelée aussi île de la Passion, un atoll français dans le Pacifique Nord, elle fait la connaissance de Farell, un scénariste canadien habitant l’île Bowen, en face de Vancouver: «Ce tropisme îlien a fait office de début. Pour le reste, il n’y a rien eu d’autre à expliquer qu’une évidence amoureuse immédiate, doublée d’un désir inouï.» Le couple se retrouve au gré des déplacements de chacun.

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Complices et courageuses

C’est au retour d’un séjour chez Farell que la narratrice apprend que sa mère est atteinte d’une leucémie. Deux constats s’imposent d’emblée: elle ne pourra pas se faire soigner sur l’île bretonne où elle vit, le mieux est qu’elle s’installe chez sa fille, d’où elle cherchera l’hôpital adapté.

Pour suivre comment la mère et la fille vont faire face ensemble, complices, courageuses, Colombe Boncenne s’attache à ce qui fait le quotidien, essentiel et dérisoire, à l’opposé de tout pathos, de tout effet épique: les courses qui s’amoncellent dans le frigo et les placards, l’odeur de cuisine qui imprègne les boîtes de médicaments. Il y a une concision dans l’écriture qui rappelle la nouvelle, une contraction même: «Un soir, je lui ai demandé si elle avait peur et je ne lui ai pas avoué que moi, j’étais terrorisée.»

Ces phrases resserrées comme des éclats de soleil sur la mer mettent paradoxalement en relief l’immensité de ce que traversent la mère et la fille, petites face au monde hospitalier, qui se dilate, lui, de couloir en couloir, de porte battante en porte battante: la maladie avance puis se dérobe et avance encore avec la régularité d’une houle.

Des liens qui se passent de mots

Un jeu de résonances souligne aussi cette construction océanique où tout est lié et se répond. Le motif de l’île, on l’a vu, mais aussi celui de la sirène parcourent tout le roman. Un personnage joue également un rôle de révélateur: Selma, chercheuse en ethnologie, que la narratrice rencontre au cours d’un vernissage dans une galerie. Là encore, Colombe Boncenne saisit l’évidence de la complicité qui peut surgir entre les êtres. Des Sirènes est aussi un roman sur ces liens, amoureux, familiaux, amicaux, qui se passent de mots.

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Selma enclenche chez la narratrice une introspection sur des scènes d’abus vécues à l’adolescence. Ce ne sera que le début d’une mise au jour de traumas plus anciens qui ont frappé les femmes de la famille. Selma fait partie d’un groupe de femmes dit-elle, un groupe qui n’a pas besoin de nom, ni de réunion des membres pour exister et agir. «Mais alors, ça consiste en quoi, ce que tu me demandes de faire?» s’agace la narratrice. «Rien. Parler d’abord, comme tu viens de le faire. Et agir, aussi. Ce sont deux mouvements concomitants.»

Dans ces flux, de marées en ressacs, ce qui permet de tenir et d’avancer, c’est l’écriture. Les carnets où la narratrice prend des notes pour de futurs films sont des bouées. Il y a le carnet îles, le carnet sirènes, le carnet guérisseurs… Ecrire permet d’entendre les échos d’une vie, de reconnaître les signes, les motifs qui la parcourent. La littérature est un exercice d’éclaircissement et de révélation. Elle peut aider à guérir. Des Sirènes le rappelle, sans ostentation, mais avec l’évidence et la force d’un torrent.

Colombe Boncenne, «Des Sirènes». Roman. Ed. Zoé, 208 p.


Le soin au fil des mots

Cette année, le festival Bibliotopia est placé sous le signe du soin. Celui que l’on porte à soi et aux autres, ici et maintenant, et celui qu’il faut déjà songer à prodiguer demain. La pandémie n’est évidemment pas étrangère à ce choix, elle qui a mis à mal nos corps, nos esprits et nos liens. Durant le week-end qu’elle consacre aux littératures autour du monde, la Fondation Jan Michalski convie ainsi une quinzaine d’auteur·es à explorer notre capacité à réconforter et à réparer.

Outre Colombe Boncenne (voir ci-dessus), on pourra notamment écouter le Portugais Gonçalo M. Tavares, auteur du récent Journal de la Peste (Bouquins), Jean-Baptiste Del Amo, dont le roman Le Fils de l’homme (Gallimard, 2021) relate l’emprise d’un père sur les siens, les Bulgares Kapka Kassabova et Georgi Gospodinov qui sonderont les ambiguïtés de la mémoire, Salomé Kiner, collaboratrice au Temps et autrice de Grande Couronne, un premier roman sur la difficulté de grandir en banlieue (Christian Bourgois, 2021, Prix Zadig), ou encore la journaliste, activiste et romancière turque Ece Temelkuran.

A noter aussi que la soirée du samedi 14 mai mettra à l’honneur les écrivains ukrainiens. Andreï Kourkov, l’auteur acclamé du Pingouin et des Abeilles grises (Liana Levi), s’exprimera depuis New York, et Serhyi Jadan, lauréat du Prix Jan Michalski de littérature 2014 et du Prix Brücke Berlin 2014 pour La Route du Donbass (Noir sur Blanc), dialoguera depuis Kharkiv. Khadidja Sahli

Festival Bibliotopia, Fondation Jan Michalski, Montricher (VD), du 13 au 15 mai.

Des sirènes

Colombe Boncenne

Zoe Editions, 208 p.

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