Les femmes s’endorment. Cela commence dans l’hémisphère sud, depuis l’Australie. Puis la pandémie, bientôt baptisée Aurora, s’étend sur toute la planète. Y compris à Dooling, 32 000 habitants, cité nichée dans la chaîne des Appalaches. Les femmes, de tout âge, tombent dans un solide sommeil. Ensuite, leur corps est peu à peu recouvert d’une chrysalide qui les isole du monde. Si l’on tente de déchirer cette enveloppe, la personne qui s’y trouve reprend vie sous forme d’un être déchaîné, attaquant avec les dents celui qui l’a libéré, jusqu’à le tuer.

A Dooling, les événements se déroulent de manière particulière. Un jour, Evie, une jeune femme baroudeuse, attaque les caravanes de producteurs de méthamphétamine et les tue. Elle se retrouve sous les verrous. Aurora fond sur la ville. Les femmes se laissent glisser dans un inexorable sommeil. Lina, la cheffe de la police, résiste à coups de tasses de café, puis de substances moins légales piochées dans les réserves du commissariat. Dooling abrite la prison de femmes du comté, dont l’un des gardiens est un harceleur en série. Les détenues tombent comme des mouches. Sauf Evie, qui se réveille après chaque somme. Une nouvelle Eve?

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Réalité parallèle

«Dans ce monde que les femmes avaient, d’une certaine manière, quitté» – comme il est dit au début d’un chapitre –, les hommes sont désormais entre eux. Parfois plus violents encore, comme si un naturel un peu étouffé pouvait enfin apparaître au grand jour. De leur côté, les femmes somnolentes se retrouvent dans une réalité parallèle.

Stephen King a écrit son dernier livre, qui sort en français le 8 mars – le prochain arrive en anglais en mai – avec l’un de ses fils, Owen, lequel a déjà publié un roman. Dans la tribu, l’enfant le plus prolifique est Joe Hill, qui a quatre romans à son actif dont L’Homme-feu, Prix Locus 2017. On le devine à voir le résumé, par ces temps de confusion voire de choc des genres, de redéfinition des relations hommes-femmes, Sleeping Beauties pourrait constituer une œuvre marquante. Stephen King a eu ce flair, dans des romans ou des nouvelles sinueux comme il les aime, mais qui ont bien cristallisé quelques fragments du moment; les affres de l’adolescence contemporaine avec Carrie, une parabole de la cruauté des temps dans Marche ou crève sous la signature de Richard Bachman, la domination fantasmatique des machines dans Roadmaster, la déréliction d’un pays à travers Cellulaire

Dans cette foulée, on aurait rêvé d’un Sleeping Beauties qui conterait, par les cocons et l’horreur, un état d’esprit mondial, une seconde dans l’histoire, la grande.

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Occasion manquée

Mais non. Père et fils s’enfoncent dans leurs personnages, se perdent un peu le long des routes de la région, s’oublient dans leurs intrigues. L’intuition demeure forte, mais elle se retrouve plaquée dans un mille-feuille décidément trop épais. L’ambition de faire une saga horrifique à l’ancienne, avec la liste des personnages en entrée de jeu, finit par ensevelir le propos.

La mécanique King a toujours fonctionné ainsi, avec ses digressions enrobant chaque personnage, ses précisions touristiques à propos de villes imaginaires autant qu’insignifiantes, ses détours parfois pittoresques. C’est ce qui fait le charme de l’artisanat King. C’est aussi, parfois, ce qui le plombe. Par sa logique du microcosme brutal, Sleeping Beauties fait penser à Dôme, en 2009, l’histoire de la ville placée sous cloche, et il en a les défauts: un effilement de ce qui devrait rendre l’histoire unique et puissante.

On parle néanmoins de Stephen King. Ce roman, comme les autres, se situe dans le haut du fantastique actuel. Mais au fil des pages, le curieux ne peut s’empêcher de penser qu’il lit, avec plaisir, ce qui s’apparente à une occasion manquée.

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Sleeping Beauties
Stephen et Owen King
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) pas Jean Esch
Albin Michel, 828 p.
Sortie le 8 mars.