Dans «Soumission», Michel Houellebecq cauchemarde, et nous avec
Littérature
Michel Houellebecq lance donc un nouveau pavé dans sa mare préférée, celle d’une société occidentale dont il décrit le déclin de roman en roman. Le pavé, cette fois-ci, s’appelle «Soumission»

Michel Houellebecq lance donc un nouveau pavé dans sa mare préférée, celle d’une société occidentale dont il décrit le déclin de roman en roman. Le pavé, cette fois-ci, s’appelle Soumission et paraîtra en librairie le 7 janvier. Depuis le 16 décembre, date à laquelle l’Agence France-Presse en a révélé le synopsis, ce nouveau livre du premier auteur français, en termes de notoriété, accapare les attentes médiatiques et celles du public: une version pirate circule sur le Net depuis plusieurs jours, ce qui représente une première pour l’édition française.
Avec, au cœur du livre, l’accession à la présidence française en 2022 du candidat d’un parti musulman, la Fraternité musulmane, et la transformation de la Sorbonne en université islamique, la crainte ou l’espoir d’une nouvelle polémique Michel Houellebecq fait palpiter les rédactions. Depuis 1998, date des premières polémiques autour des écrits de Michel Houellebecq, on ne sait plus, à force, qui de l’écrivain, de l’éditeur ou du journaliste craint ou espère le plus…
Bref, qu’en est-il? Soumission est indéniablement une farce au vu de l’énormité pantalonesque de ce qui y est décrit et raconté, à savoir la transformation de la société française, en 2022, en société appliquant, dans la joie et la bonne humeur, les normes wahhabites saoudiennes (hommes et femmes séparés, femmes exclues du monde du travail, port du voile et de la chemise islamique généralisé, polygamie encouragée et facilitée, etc., etc.).
Le problème est que sous ces atours comiques, Soumission est aussi un roman à thèse ou tout du moins une parodie de roman à thèse: l’Europe qui embrasse l’islam radical est le cauchemar brandi depuis plus d’une dizaine d’années par la droite ultra en France (des cris de Brigitte Bardot aux alarmes d’Eric Zemmour, en passant par Renaud Camus et son Grand Remplacement à savoir la colonisation de la France par la population musulmane…).
Ces élucubrations se retrouvent aussi théorisées en Angleterre et aux Etats-Unis avec comme inspiratrice la Britannique Bat Ye’or, citée dans Soumission, et son concept d’Eurabia, soit, pour aller très vite, une Europe islamisée à cause de la lâcheté de ses élites qui ne formera plus qu’une entité avec le monde arabe et qui servira de base arrière aux djihadistes de tous poils pour attaquer les intérêts américano-israéliens… Les défenseurs d’Eurabia tablent sur la fin du XXIe siècle pour voir leurs prédictions se réaliser. Michel Houellebecq situe la douce conversion française en 2022…
Ces idées sont présentées ici dans un maillage narratif qui donne au début l’impression d’une distance, par le rire tout du moins. Grâce aussi au narrateur François, personnage houellebecquien en diable, avec une touche Woody Allen plus marquée. On s’aperçoit malheureusement que tout le talent de Michel Houellebecq est mis ici au service d’une fiction fermée sur elle-même, où tous les personnages pensent de la même façon et où la partie adverse n’a pas la parole. Le romancier s’amuse il est vrai à inventer une connivence idéologique entre les islamistes et leurs ennemis de la droite ultra. N’ont-ils pas tous l’envie de voir la France se redresser moralement, les femmes rentrer à la maison, la famille redevenir un socle? Mais cette liberté prise par rapport aux discours sur la «colonisation musulmane» ne suffit pas à éviter la sensation de piège que procure la lecture du roman.
A cela s’ajoute le malaise soulevé par le personnage du président élu, Mohammed Ben Abbes, qui est présenté comme un musulman modéré, fils de l’école républicaine, brillant et fin politique. Au point qu’il applique une fois au pouvoir le plus strict dogme wahhabite, c’est-à-dire l’extrême de l’extrémisme mais sans que l’auteur ne le précise jamais. Le port du voile, la non-mixité, la polygamie sont avancés comme allant de soi dans l’islam modéré de tous les jours.
Mais revenons à François, le narrateur, professeur d’université à Paris III. Spécialiste de l’écrivain J. K. Huysmans auquel il a consacré sa thèse, il mène une vie solitaire et sans éclats, allégée quand même par ses aventures avec ses étudiantes. Misanthrope, misogyne, sans attaches, dépressif, soit autant de caractéristiques des narrateurs houellebecquiens, François est sans doute le plus drôle de tous. En lutte incessante avec les plats cuisinés et son micro-ondes, talonné par la paperasserie administrative, il évolue tel un clown triste, régulièrement distrait, comme tout un chacun, par la vie de son estomac et de son sexe. A la fin du roman, il devra faire le choix ultime: se convertir ou pas à l’islam pour être admis comme professeur à l’Université devenue islamique? Michel Houellebecq excelle comme d’habitude à donner un effet de réel à toutes ses scènes, des scènes de sexe aux rêveries sur Huysmans et jusqu’aux scènes clownesques de saoudisation de la Sorbonne.
Si le calme et une période de grâce suivent l’élection de Mohammed Ben Abbes à l’Elysée et la nomination de son premier ministre béat, François Bayrou (largement ridiculisé), les tours de l’élection présidentielle se sont déroulés dans un contexte de tensions graves avec morts à l’appui. Ce climat de guerre civile est apparu, explique François, le narrateur, après des années d’incidents largement minimisés par les médias: «Pendant plusieurs années, Le Monde, ainsi plus généralement que tous les journaux, avaient régulièrement dénoncé les «Cassandre» qui prévoyaient une guerre civile entre les immigrés musulmans et les populations autochtones de l’Europe occidentale. […] Un tel aveuglement n’avait rien d’historiquement inédit: on aurait pu retrouver le même chez les intellectuels, politiciens et journalistes des années 1930, unanimement persuadés qu’Hitler «finirait par revenir à la raison.»
François et le roman avec lui avancent ainsi, entre rêveries sur Huysmans, ressassement sur le vide de sa vie amoureuse, et réactions face aux tumultes en cours.
Ainsi, pendant que «ça pète à Paris», François discute avec un nouveau collègue, Godefroy Lempereur, un temps proche des mouvements identitaires et des «Indigènes européens», groupuscules pour l’action armée contre la «colonisation musulmane». Il prévoit que si une «insurrection générale doit se déclencher en Europe», elle viendra peut-être de la Norvège ou du Danemark, où «l’idéologie multiculturaliste est bien plus oppressante» qu’en France. Une fois seul, François se demande si son collègue est trop alarmiste? «Je ne le croyais malheureusement pas; ce garçon m’avait laissé une grande impression de sérieux.»
Que cherche Michel Houellebecq à brasser ces cauchemars? A part jouer avec le feu, ce qui est une évidence, que veut-il dire? On connaît son aversion pour l’islam depuis son roman Plateforme en 2001 et ses déclarations faites à la sortie du livre dans le magazine Lire («L’islam est quand même la religion la plus con»). On sait aussi, toujours depuis Plateforme, son goût pour faire planer l’ambiguïté entre ce qu’il met dans la bouche de ses personnages et ce qu’il pense, lui. Depuis quinze ans, les critiques et les universitaires étudient cette posture du provocateur et ses limites. Pour nous, elles sont atteintes.