Identités multiples
Tout comme le commissaire Fourquet, Muriel est frappée par les similitudes entre le cas de Marie Le Boullec et les méthodes des militaires argentins qui se débarrassaient des subversifs en les jetant à la mer depuis des avions et des hélicoptères. Or Marie a grandi à Buenos Aires. Elle semble avoir emprunté toutes sortes d’identités avant de se ranger. Le roman se déploie dès lors sur plusieurs plans. Un récit en italique le parcourt, une femme, qui semble bien être Marie Le Boullec ou une de ses amies proches, y confesse son rôle dans la guérilla et après. Elle s’adresse à son fils, qu’elle a dû abandonner enfant, après qu’elle a été arrêtée, et elle cherche à se justifier.
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En parallèle, on suit, à Paris, en 1978, les activités du Centre pilote de la Marine argentine qui avait pour mission de redorer l’image du pays auprès de la France et d’infiltrer les groupes de soutien aux mouvements révolutionnaires latino-américains. Ces sympathisants étaient très actifs à l’époque, en particulier pour tenter d’empêcher que la Coupe du monde de football se tienne en Argentine.
Repentie sous la menace
Cette partie du récit mêle des figures réelles aux personnages du roman: on y croise des membres de la junte militaire, entre autres l’amiral Massera qui appartenait à la loge P2 de Licio Gelli, entretenait des liens avec la mafia et fut mêlé à de nombreux crimes et affaires de corruption. La femme qui s’exprime dans le récit enchâssé, elle, s’est engagée très jeune dans la lutte armée au sein des FAR, les Forces armées révolutionnaires des péronistes de gauche, puis elle a joué un rôle important dans l’organisation politico-militaire des Montoneros.
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Emprisonnée, torturée, elle accepte de collaborer en échange de la libération de son petit garçon, qui part en exil avec son père. Elle endosse le rôle de repentie: qu’elle soit détenue au sein de l’ESMA, le centre de tortures et d’assassinats à Buenos Aires, ou envoyée en mission en France pour le Centre pilote, elle est tenue en otage par la menace qui plane sur son fils. C’est une femme intelligente, qui sait jouer sur plusieurs tableaux. Les militaires lui doivent l’idée de réhabiliter les révolutionnaires, d’en faire des repentis et d’utiliser leurs compétences plutôt que de les faire disparaître.
Roman de formation
Le livre avance ainsi en allers et retours entre la région de Saint-Nazaire au début du XXIe siècle et l’Argentine de la deuxième moitié du XXe. En Bretagne, entre 2004 et 2006, Muriel et ses amis tentent de percer les nombreuses identités de Marie Le Boullec et de retrouver son fils, Matías, aujourd’hui jeune adulte. Le trio s’investit énormément dans cette quête qui, pour la journaliste et son ami, tient aussi du roman de formation – professionnelle, amoureuse et politique. Le récit se complique encore de l’histoire d’amour de la doctoresse avec Yves Le Boullec et de ses démêlés avec la très bourgeoise famille de celui-ci.
Si Double Fond se lit avec intérêt et sympathie, si on y apprend beaucoup sur un moment terrible de l’histoire de l’Amérique latine, ce polar pèche aussi par excès, surtout dans un final qui peine à rassembler tous les fils de manière cohérente et les rabat en hâte.
Elsa Osorio, «Double Fond», traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Métailié, 400 p.