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Le spectre de la dictature argentine en Bretagne

Un polar historico-politique à la trame compliquée montre les rouages terrifiants de la répression

Les victimes de la dictature militaire argentine qui a sévi de 1976 à 1983, hantent le récit d’Elsa Osorio. — © EITAN ABRAMOVICH / AFP
Les victimes de la dictature militaire argentine qui a sévi de 1976 à 1983, hantent le récit d’Elsa Osorio. — © EITAN ABRAMOVICH / AFP

Dans les livres d’Elsa Osorio, la lutte armée en Argentine et la répression militaire qui a suivi jouent un grand rôle. La romancière est née en 1952: elle a grandi dans ce climat de violence et de secret. Double Fond prend la forme d’un roman policier historique qui se déroule en bonne partie en France mais qui renvoie constamment à l’Argentine des années 1970 et 1980. Tout est en effet à double ou triple fond dans ce récit, à commencer par l’identité de la victime. En 2004, le corps de Marie Le Boullec est retrouvé par un pêcheur de La Turballe, près de Saint-Nazaire. Accident, suicide, crime? Médecin urgentiste très appréciée dans la région, cette veuve menait une vie discrète. On ne lui connaît pas d’ennemis. Pourtant, l’autopsie révèle des fractures aux jambes et la présence d’un anesthésique dans ses veines.

Muriel Le Bris, jeune journaliste fureteuse, se prend de passion pour cette énigme que la gendarmerie et le maire semblent désirer classer rapidement pour ne pas nuire à l’image de la région et à la riche famille Le Boullec. Muriel va investiguer bien au-delà de son travail de journaliste. Avec la vieille voisine et amie de la doctoresse et un copain dévoué (et amoureux), elle forme un trio d’amateurs déterminé et efficace, à la limite de la légalité.

Identités multiples

Tout comme le commissaire Fourquet, Muriel est frappée par les similitudes entre le cas de Marie Le Boullec et les méthodes des militaires argentins qui se débarrassaient des subversifs en les jetant à la mer depuis des avions et des hélicoptères. Or Marie a grandi à Buenos Aires. Elle semble avoir emprunté toutes sortes d’identités avant de se ranger. Le roman se déploie dès lors sur plusieurs plans. Un récit en italique le parcourt, une femme, qui semble bien être Marie Le Boullec ou une de ses amies proches, y confesse son rôle dans la guérilla et après. Elle s’adresse à son fils, qu’elle a dû abandonner enfant, après qu’elle a été arrêtée, et elle cherche à se justifier.

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En parallèle, on suit, à Paris, en 1978, les activités du Centre pilote de la Marine argentine qui avait pour mission de redorer l’image du pays auprès de la France et d’infiltrer les groupes de soutien aux mouvements révolutionnaires latino-américains. Ces sympathisants étaient très actifs à l’époque, en particulier pour tenter d’empêcher que la Coupe du monde de football se tienne en Argentine.

Repentie sous la menace

Cette partie du récit mêle des figures réelles aux personnages du roman: on y croise des membres de la junte militaire, entre autres l’amiral Massera qui appartenait à la loge P2 de Licio Gelli, entretenait des liens avec la mafia et fut mêlé à de nombreux crimes et affaires de corruption. La femme qui s’exprime dans le récit enchâssé, elle, s’est engagée très jeune dans la lutte armée au sein des FAR, les Forces armées révolutionnaires des péronistes de gauche, puis elle a joué un rôle important dans l’organisation politico-militaire des Montoneros.

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Emprisonnée, torturée, elle accepte de collaborer en échange de la libération de son petit garçon, qui part en exil avec son père. Elle endosse le rôle de repentie: qu’elle soit détenue au sein de l’ESMA, le centre de tortures et d’assassinats à Buenos Aires, ou envoyée en mission en France pour le Centre pilote, elle est tenue en otage par la menace qui plane sur son fils. C’est une femme intelligente, qui sait jouer sur plusieurs tableaux. Les militaires lui doivent l’idée de réhabiliter les révolutionnaires, d’en faire des repentis et d’utiliser leurs compétences plutôt que de les faire disparaître.

Roman de formation

Le livre avance ainsi en allers et retours entre la région de Saint-Nazaire au début du XXIe siècle et l’Argentine de la deuxième moitié du XXe. En Bretagne, entre 2004 et 2006, Muriel et ses amis tentent de percer les nombreuses identités de Marie Le Boullec et de retrouver son fils, Matías, aujourd’hui jeune adulte. Le trio s’investit énormément dans cette quête qui, pour la journaliste et son ami, tient aussi du roman de formation – professionnelle, amoureuse et politique. Le récit se complique encore de l’histoire d’amour de la doctoresse avec Yves Le Boullec et de ses démêlés avec la très bourgeoise famille de celui-ci.

Si Double Fond se lit avec intérêt et sympathie, si on y apprend beaucoup sur un moment terrible de l’histoire de l’Amérique latine, ce polar pèche aussi par excès, surtout dans un final qui peine à rassembler tous les fils de manière cohérente et les rabat en hâte.

© Métailié
© Métailié

Elsa Osorio, «Double Fond», traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Métailié, 400 p.