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Cousins mafieux
Ce camelot «beau comme un enfant», c’est Mevlut Karatas, fringant derviche à la moustache finement ciselée, rêveur impénitent tout droit sorti d’un récit de Yachar Kemal. Sa devise? «Se sentir turc vaut mieux qu’être pauvre.» Né en 1957 dans un village anatolien, il débarque à Istanbul à 12 ans, afin de travailler avec son père qui vient de se faire déposséder par des cousins mafieux de la masure brinquebalante qu’il a construite à flanc de colline.
En cette nuit pure et sans fin comme dans les contes anciens, se sentir turc valait mieux qu’être pauvre
Première déconvenue pour le jeune Mevlut qui, entre deux cours au lycée Atatürk – bancs du fond –, apprend son métier de marchand de yaourt, d’abord, puis de boza, cette boisson fermentée tant prisée des Stambouliotes. Un mélange de «douceur et d’amertume» qui pourrait s’avérer sulfureux en terre musulmane si l’on y découvrait des traces d’alcool, ce que le malicieux Mevlut s’empresse de nier. On le suit de squares en faubourgs, agitant sa clochette, portant la perche où sont attachés les lourds bidons de cet élixir qui, sous la plume de Pamuk, devient l’emblème d’un partage collectif. Un viatique. Une sorte d’eucharistie de la rue où l’on trouve à fraterniser dans une époque de plus en plus troublée.
«Exclu de ses propres rêves»
Car l’armée turque vient d’occuper Chypre – en juillet 1974 – avant qu’Istanbul ne soit la proie d’une flambée de violences opposant nationalistes et communistes. C’est avec ces derniers que Mevlut fera un bout de chemin, sans vraiment y croire, tout en constatant que, à 20 ans, il n’a toujours rien fait de son existence. De quoi attiser ce spleen incurable qui lui donne le sentiment «d’être exclu de ses propres rêves». Se marier? Pourquoi pas, d’autant que son cœur bat pour Samiha, une beauté ravageuse qu’il n’a rencontrée qu’une fois, le temps d’être foudroyé par ses yeux d’ébène. Pendant trois ans, il lui enverra des lettres d’une naïveté angélique avant de se décider à l’enlever manu militari, en accord avec les bonnes vieilles coutumes turques.
Noyé dans une mer d’immeubles
Comme dans les contes orientaux, le rapt aura bien lieu, en pleine nuit. Mais, à la suite d’un mauvais tour, c’est la sœur aînée de Samiha qui se retrouvera entre ses bras. Une fille beaucoup moins jolie, qu’il épousera quand même… Honteux d’abord d’avoir été berné. Puis résigné à affronter malgré tout une vie conjugale fondée sur un énorme malentendu. Comment apprendre à aimer celle que vous n’avez pas choisie? Voilà le formidable défi que relèvera Mevlut, ployant sous son destin comme un héros tragique, jouet d’une cruelle fatalité qui n’aura jamais totalement raison de lui. Parce que ce traîne-savates égaré du côté de la Corne d’Or cache une âme d’une noblesse merveilleuse, mélange d’abnégation et de persévérance, de courage et de dignité silencieuse. De quoi le rendre unique, l’un des personnages les plus attachants de l’œuvre de Pamuk.
Istanbul défigurée
Mevlut, on l’accompagne sur près de six décennies, toujours fier de vendre la meilleure boza de la ville, tandis que s’affole la boussole de l’Histoire. A cause de la question kurde, de la pression islamiste, de la montée des fanatismes et de la réduction inquiétante des libertés. Quant à la tentaculaire Istanbul, Pamuk en décrit toutes les métamorphoses, à la fois architecturales, sociales et économiques. Au fil des années, elle sera peu à peu défigurée par une surpopulation galopante qui ne laissera plus de place à la carriole de Mevlut – elle lui sera confisquée par les autorités, qui préfèrent les supermarchés aux camelots d’antan. A mesure qu’on avance dans le roman, on voit Istanbul perdre de sa grâce, une magie que le héros de Pamuk aura contribué à distiller en hélant les passants avec ses tendres litanies – «Boo-zaa! Boo-zaa!» –, ultimes complaintes d’une mégalopole dépouillée de ses habits de lumière. Et bientôt noyée dans une mer d’immeubles.
Les spectres charriés par le Bosphore
Cette chose étrange en moi est une fresque vertigineuse de près de sept cents pages. Il faut donc prendre son temps. Se laisser bercer par les flots de mélancolie qui submergent le récit. S’imprégner de ses parfums, comme dans un hammam. Accepter de s’égarer dans cette parfaite réplique du Grand Bazzar, l’inextricable dédale de quatre mille boutiques qui enchante les Stambouliotes. Quant à Mevlut, ce Candide oriental, on n’est pas près de l’oublier. Ni ses boniments, ni son combat pour être heureux envers et contre tout, alors que les eaux du Bosphore charrient des spectres de plus en plus menaçants. Au cœur de ce tumulte, le panache flamboyant d’une insubmersible embarcation de papier: un roman-fourmilière où se reflète cette autre fourmilière qu’est Istanbul, avec ses grandeurs et ses misères.
Orhan Pamuk. «Cette chose étrange en moi», Trad. du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, 690 p.