histoire
Depuis une dizaine d’années, des historiens ont mis au jour l’implication du pays dans la traite des esclaves, ainsi que dans divers aspects économiques et militaires de la colonisation. Un recueil d’essais en anglais se propose aujourd’hui de prolonger le débat sur le terrain socioculturel – ou comment la Suisse a participé à l’imaginaire qui fonde la colonisation

Quelque part entre les années 1850 et 1860, une image de la Suisse préhistorique se met à circuler à travers l’Europe. On y voit des cabanes minutieusement plantées sur pilotis au bord d’un plan d’eau, bâties par un peuple dont la maestria ancestrale force l’étonnement. C’est beau. Mais c’est faux. Due à l’archéologue zurichois Ferdinand Keller, l’illustration emprunte son motif à une autre image, une autre époque, un autre pays. Elle reprend, en la remaniant à peine (et sans s’en cacher), une gravure incluse par l’explorateur français Jules Dumont d’Urville dans son Voyage autour du monde (1826-1828), représentant un village de Nouvelle-Guinée. Les lacustres, en fait, étaient des Papous.
L’histoire est évoquée dans Colonial Switzerland 1, recueil d’essais dirigé par Patricia Purtschert et Harald Fischer-Tiné, chercheurs à l’Ecole polytechnique de Zurich. Elle renvoie à un étrange flottement dans le lien entre le mouvement global de la colonisation et l’identité d’un pays qui y participe «en resquilleur». D’une part, la Suisse partage avec le reste de l’Europe l’idée d’une supériorité évidente par rapport aux peuples colonisés: ce n’est pas un hasard si l’habitat de ceux-ci ressemble à celui de l’aube de la civilisation dans notre pays. D’autre part, quelque chose dans la réalité helvétique résonne comme l’écho d’une proximité avec la situation des colonisés.
Dans un passé encore proche, une grande partie du territoire suisse était en effet une terra incognita, que les explorateurs anglais venaient étudier et (comme disent les alpinistes) «conquérir», en même temps qu’ils assujettissaient et administraient leurs colonies. Dans l’un des essais du recueil, Patricia Purtschert décrypte la manière dont les Suisses, à l’occasion de leur course à l’Everest contre les Anglais, se débarrasseront dans les années 1950 de leur identité subalterne de «guides alpins indigènes» pour assumer celle de sahibs dirigeant des sherpas.
Tropiques helvétiques et mensurations raciales
Le travail consistant à sortir la Suisse de son «amnésie coloniale» a commencé autour des années 2000. En 2005, le sujet fait irruption sur la scène publique avec un petit livre qui marque un gros tournant: dans La Suisse et l’esclavage des Noirs (Antipodes, 2005), Thomas David, Bouda Etemad et Janick Marina Schaufelbuehl s’intéressent aux Suisses qui, aux XVIIIe et XIXe siècle, sont impliqués dans la traite négrière, dans le maintien du système esclavagiste et dans l’économie des plantations. L’année suivante, la thèse de doctorat de Claude Lützelschwab (La Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif (1853-1956). Un cas de colonisation privée en Algérie, Peter Lang, 2006) dissèque les affaires d’une exploitation agricole helvétique intégrée dans le système colonial français et passant, comme il se doit, par la dépossession terrienne de la population locale. On citera enfin, sur le versant militaire, les quelque 2000 mercenaires suisses engagés dans les campagnes de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, étudiés par Béatrice Veyrassat 2.
C’est «la fin de l’innocence» pour une Suisse qui ne se sentirait pas concernée par le débat colonial, écrivent Patricia Purtschert et Harald Fischer-Tiné. Par rapport aux travaux précédents, Colonial Switzerland privilégie le territoire des aspects socioculturels et des représentations. L’essai de Bernhard C. Schär met au jour, par exemple, une contribution cruciale de la science helvétique à l’argumentaire justifiant la domination coloniale. Figure «parmi les plus influentes de la République des lettres transnationale», le Zurichois Johann Jakob Scheuchzer théorise en 1716-1718 les effets de la zona torrida (les tropiques) sur le tempérament des nations, ancrant l’infériorité des peuples exotiques dans la science et dans la théologie – car le climat est au bout du compte une initiative divine. Son concitoyen Oswald Heer enfonce le clou en 1865 en révélant, fossiles à l’appui, que la Suisse, avant l’ère glaciaire, était tropicale. Se forgea ainsi «l’idée que la nature et les peuples tropicaux contemporains représentaient des étapes plus anciennes, primitives de l’évolution géologique et culturelle».
L’influence suisse sur les pratiques coloniales devient plus directe avec l’ouverture de la chaire d’anthropologie physique à l’Université de Zurich, en 1899, «qui influencera la science raciale partout dans le monde», note Pascal Germann. Le premier titulaire, Rudolf Martin, met au point des techniques de mesure des corps qui deviendront la principale référence mondiale dans le domaine de l’anthropométrie raciale. Dans sa leçon inaugurale, le professeur souligne l’utilité de son système pour les administrations coloniales. Son successeur, Otto Schlaginhaufen, participera en 1907-1909 à la mensuration des indigènes de Nouvelle-Guinée avec les autorités coloniales allemandes.
Tilsit dans les Andes
Dans un autre essai, Andreas Zangger s’intéresse aux formes particulières que prend le «colonialisme suisse» en Asie du Sud-Est. La Suisse, rappelle-t-il, est le seul pays européen qui fonde son essor industriel sur les exportations outre-mer. La «multitude d’initiatives privées», débouchant sur un «réseau global de petites implantations», répond, pour les acteurs économiques, à un enjeu fondamental. L’étude met au jour les mesures prises pour éviter que les agents commerciaux dépêchés dans les colonies – «des résidents temporaires (sojourners) plutôt que des colons (settlers)» – ne finissent par s’«exotiser». De retour au pays, l’expérience professionnelle acquise par ces «colons» était valorisée, mais «il y avait peu de place pour le bagage culturel qu’ils ramenaient à la maison». A la différence de ce qui se passait pour les Néerlandais ou pour les Anglais, les Suisses revenus de Java ou de Manille «n’affichaient pas publiquement leurs identités hybrides».
Plus loin, Ruramisai Charumbira s’intéresse à la manière dont la redéfinition de l’Inde comme une superpuissance dans les années 1990 ébranle la hiérarchie imaginaire des relations entre les deux pays. Ailleurs, Angela Sanders étudie la tentative de mettre sur pied une production de Tilsit et d’Emmental dans le Pérou des années 1950, à l’époque où la planète se décolonise et où la Suisse s’inquiète de sa présence dans le monde. L’entreprise échouera en raison d’une attitude de type colonial qui conduit à déconsidérer le savoir-faire des populations locales… A l’arrivée, certains regretteront peut-être que la notion de «colonial» se dilue en dilatant sa signification. D’autres se réjouiront d’un élargissement d’horizon nécessaire – car il y a peu de choses dans le monde actuel, en réalité, qui ne soient pas, de près ou de loin, un effet de la colonisation.
«Colonial Switzerland. Rethinking Colonialism from the Margins», sous la dir. de Patricia Purtschert et Harald Fischer-Tiné (Palgrave Macmillan).
Le recueil «Deux mondes, une planète. Mélanges offerts à Bouda Etemad» (Editions d’En Bas) contient un premier écho de ce chantier.