Ses débuts auraient pu pourtant tourner court. Joe Shuster et Jerry Siegel, tous deux fils d’immigrés juifs installés à Cleveland, imaginent en 1933 déjà, dans leur propre fanzine Science Fiction, un premier Superman bien différent. Cette version présente un puissant télépathe ayant comme objectif d’asservir l’humanité. Le futur «boy-scout de l’Amérique» commence sa carrière dans la peau d’un salopard. Le duo remet le travail sur le métier, modifie les concepts et commence à faire le tour des éditeurs. Les refus s’enchaînent et le projet tombe finalement à l’eau.
Succès dans l’urgence
Du moins jusqu’à ce que Vin Sullivan, éditeur à National Allied Publications (future DC Comics), pressé par le temps, demandent aux deux artistes de reprendre le projet rejeté pour un nouveau magazine, Action Comics. En cette fin des années 1930, le marché s’emballe et les nouvelles revues se multiplient, autour du polar et de la science-fiction principalement. Shuster et Siegel dépoussièrent une dernière fois leur ancienne idée. Dans la précipitation, la nouvelle mouture est finalement acceptée.
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Le personnage fait même la couverture du premier numéro d’Action Comics, en avril 1938, presque par hasard. Elle est depuis devenue iconique: Superman, habillé de bleu et avec une cape rouge, s’apprête à lancer une voiture qu’il tient au-dessus de la tête, alors que des bandits s’enfuient. Un exemplaire parfait a été vendu aux enchères à 3,2 millions de dollars en 2014. Le numéro 1000 de la revue est sorti en avril de cette année.
Tout de suite, le ton est donné. Le héros n’est plus un homme, il est plus que cela, il est «super». Ne restent que des détails à ajuster. Ses pouvoirs sont encore mal définis: il saute mais ne vole pas encore. Ses origines sont liquidées en quelques cases à peine. Mais après quelques numéros, le canevas de base est défini et devient une référence indélébile, intemporelle: les parents biologiques de Kal-El décident de l’envoyer à travers l’espace dans une petite nacelle au moment de la destruction de la planète Krypton.
Le vaisseau traverse l’espace pour finir sa course dans un champ du Kansas, près de Smallville. L’enfant est alors recueilli par un couple de fermiers, Martha et Jonathan Kent, qui l’élèvent comme leur fils au milieu de valeurs positives: respect de l’autre, sens de la justice et de la morale, du travail et de l’effort. Il va également apprendre à maîtriser ses pouvoirs que lui procure notre soleil jaune.
Galerie d'adversaires
Clark Kent part alors pour la ville – Metropolis, hommage au film éponyme de Fritz Lang – où il est engagé comme journaliste d’investigation au Daily Planet sous l’autorité de Perry White. Il travaille avec Jimmy Olsen et Lois Lane, autre journaliste d’exception qui gagnera le Pulitzer et trouvera le nom de Superman, mais qui ne remarquera jamais que la seule différence entre Clark Kent et l’Homme d’acier est une paire de lunettes… Une galerie d’adversaires se développe alors, dont le plus farouche est le génie scientifique et politique Lex Luthor. On peut y ajouter le lutin facétieux Mr Mxyztplk ou encore, plus tard, le tyran Darkseid.
Il manque un dernier élément pour parfaire la mythologie et éviter que les récits ne finissent par tourner en rond. En effet, comment combattre un être qui est l’égal d’un dieu? Pour ajouter une faille au personnage, voire un peu d’humanité, une substance vient le rendre vulnérable, la kryptonite verte – il en existe d’autres couleurs avec différents effets. Pour la petite histoire, celle-ci n’apparaît pas dans la bande dessinée, mais dans le show radiophonique de 1949. Le tableau est maintenant complet.
Aux origines
Si Superman crée le genre super-héroïque, il n’apparaît pas ex nihilo. Outre les références aux héros antiques, Shuster et Siegel sont de grands lecteurs de pulps d’aventure et de science-fiction. Ainsi Doc Savage, l’Homme de bronze, a sa propre «forteresse de solitude», comme plus tard l’Homme d’acier. On peut y rajouter Gladiator ou encore John Carter, un humain que la faible gravitation martienne rendait surpuissant. Le premier super-héros est également vu comme une réponse à l’Ubermensch nazi.
Il possède par ailleurs plusieurs caractéristiques liées à la judéité de ses auteurs, bien que non pratiquants, notamment le rappel de l’histoire de Moïse, ou l’utilisation du terme «El» pour désigner les membres de la famille kryptonienne du héros, terme qui, en hébreu, fait référence à la puissance et à la force, des attributs de l’Etre suprême. Son histoire rappellerait également celle du golem de Prague, créé par le rabbin Loew afin de protéger la communauté des pogroms. Paradoxalement, c’est cette nature de «surhomme» qui suscita quelque méfiance envers le personnage lors de son arrivée en France, en 1939.
Le responsable de la revue Aventure, un Italien antifasciste exilé, craignant une comparaison avec l’idéologie nazie, décide de faire disparaître le nom même de Superman, qui deviendra alors… Yordi. Le magazine Spirou, dans son numéro 9, remplacera le prénom Clark par quelque chose de plus francophone: le personnage devient Marc, l’Hercule moderne. Le grand Jijé en vient même à compléter certains récits lorsque les planches originales arrivent en retard. Suivront des reprises plus ou moins autorisées, le remodelage des cases originales, voire du plagiat pur et simple, comme l’inénarrable François l’Imbattable!
Symbole de l'intégration réussie
Autre symbolique forte, Superman est un immigré qui est arrivé aux Etats-Unis depuis l’espace. Il a été accepté et a grandi dans ce nouveau monde dont il est devenu le symbole, portant sur lui les couleurs de son pays d’adoption. Il est la voix de l’intégration réussie, porte-parole de «la vérité, la justice et l’American Way». D’ailleurs, le personnage – tout comme Captain America chez le concurrent Marvel – servira plusieurs fois de porte-étendard patriotique de la puissance états-unienne, mais aussi, dans un paradoxe lié à la multiplicité des équipes créatives et des directives éditoriales, d’opposant aux abus de la politique de son pays, allant même jusqu’à renoncer à sa nationalité.
Récemment, Superman a défendu des immigrants illégaux pris pour cible par un homme blanc portant un bandana aux couleurs du Stars and Stripes. Au point d’être traité d’antipatriotique et même de communiste (!) par certains, qui proposèrent d’ailleurs le boycott de la série.
Sauveurs du monde
Cela rejoint une constante du genre super-héroïque: sa popularité et son développement se produisent lors de moments anxiogènes. La création de Superman en 1938 et de son alter ego sombre Batman l’année suivante est à replacer dans les tensions de l’avant-guerre, et leur succès immédiat retombera dès le conflit terminé, ce qui correspond, dans l’histoire des comics, à la fin de l’âge d’or. L’intérêt pour le genre ne renaîtra qu’à partir de 1962 avec l’apparition du héros qui doute, Spider-Man, et de ceux qui sont rejetés par la société, les X-Men (1963).
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Le combat pour les droits civiques des Noirs américains bat son plein, la guerre froide, la crise des missiles de Cuba, l’assassinat de Kennedy, la reprise du conflit au Vietnam… Que dire d’aujourd’hui, où, grâce au cinéma, les «croisés en cape» n’ont jamais été aussi populaires en dehors de la sphère proprement geek? Le super-héros est toujours en phase avec les problèmes de son époque et sert à conjurer ses craintes. Une version laïque du miracle.
La cape ne fait pas le héros
Superman fixe, dès son apparition, les critères d’identification du super-héros: celui-ci est doté de caractéristiques surhumaines, possède une certaine vision de la justice et de la morale, ainsi qu’une double identité que permettent de séparer des costumes distinctifs. Il y a celui de la normalité et celui du phantasme. Le succès immédiat de la création de Shuster et Siegel, suivi du Batman de Bob Kane, va entraîner la création de dizaines de copies, dont beaucoup ne vont connaître qu’un destin éphémère et un oubli presque immédiat. Car à trop vouloir faire la même chose tout en essayant de se démarquer, certains résultats laissent à désirer, comme l’a compilé Jon Morris dans son ouvrage Les Super-Zéros (Huginn & Munnin). N’est pas Superman qui veut et parfois l’incrédulité a bien du mal à être suspendue.
A commencer par les auteurs mêmes de Superman, Jerry Siegel et Joe Shuster, qui se retrouvent dès 1946 avec les perspectives d’un procès contre leur éditeur DC sur les droits liés à l’Homme d’acier, dont ils s’estiment spoliés, le premier d’une très longue série. En attendant, pour gagner leur pain, ils imaginent d’autres personnages dont le succès sera inversement proportionnel à leur création majeure, à l’exemple de Funnyman (1948). A l’opposé du héros de Metropolis, Larry Davis a décidé de combattre le crime par le rire. Malheureusement, ce gentil Joker rangera ses bottes à ressort et sa main vibrante après six numéros.
Chapelier sans chapeau
Parmi les super-héros absurdes de l’âge d’or, certains méritent un coup de chapeau, pour leur originalité ou leur façon bien à eux de se démarquer. En première place se trouve peut-être The Bouncer («Le Sauteur») dont le super-pouvoir est de bondir et son identité secrète… une statue grecque. Il y a aussi Amazing-Man (1939), éduqué dans une lamaserie mystérieuse où il a démontré la qualité de son «ultravirilité» (!) afin de combattre des gorilles verts nazis, le tout en portant des bretelles… Etonnant, non?
Que dire aussi de Kangaroo Man (1941), dont le pouvoir est d’avoir un acolyte marsupial, blagueur et tabasseur de nazis? De l’Infirmière militaire (War Nurse, 1941)? De Speed Centaur (1939), dont l’identité secrète est de se déguiser en cheval? Du Chapelier fou (Mad Hatter, 1946), sans aucun rapport avec le Pays des merveilles d’Alice, et qui, surtout, ne porte pas de chapeau? Ou encore de Dynamite Thor (1940), qui s’envole en faisant sauter des bâtons de TNT…
Même les meilleurs auteurs sont capables de produire des personnages mineurs. Ainsi le grand Will Eisner est responsable, avec Lou Fine, de la création de Doll Man, dont le seul pouvoir est de rétrécir jusqu’à la taille de 15 cm. De même, le roi Jack Kirby, associé à Joe Simon, le duo derrière Captain America, commet le Vagabond Prince (1947) dont le héros tient plus du meneur de fanfare que du justicier masqué.
Huit décennies en miroir du monde
Apparu rapidement sur tous les supports médiatiques, Superman est devenu en quatre-vingts ans un personnage versatile, à la fois atemporel et reflet de chaque époque. Comme Urban Comics s’attelle à rendre disponibles les arcs majeurs, beaucoup le sont maintenant en français. Voici quelques propositions de lecture. A noter au passage qu’une bande dessinée sur Joe Shuster, signée Julian Voloj et Thomas Campi, est prévue pour le mois de septembre.
Superman Anthologie : ce recueil relate en une quinzaine de récits courts toutes les périodes du personnage, de sa première apparition à sa réécriture version «New 52» en 2012. Réalisée par Yann Graf, la partie éditoriale retrace avec intelligence et précision tant les contextes historiques, les différents créateurs que les transformations des personnages. Une introduction très complète.
Superman – Man of Steel : après avoir fait des X-Men la franchise la plus profitable de Marvel et avoir redoré le blason des Quatre Fantastiques, le dessinateur vedette John Byrne débarque chez DC pour reprendre Superman, alors au plus bas. Chargé également du scénario, il redéfinit l’univers de l’Homme d’acier depuis son origine. Son passage entre 1986 et 1988 modernise le personnage, qui redécolle dans le cœur des fans et dans les ventes. Pour la première fois, l’intégralité de ce run est en cours de publication en français.
All Star Superman : Grant Morrison est l’alchimiste des comics. L’Ecossais est un amoureux de l’âge d’argent et de la culture populaire en général. D’où l’aspect très référencé de ses écrits, subtils et parfois déroutants. Avec Frank Quitely au dessin, il revisite le passé de l’Homme d’acier et le transforme en Hercule contemporain: Lex Luthor a réussi à empoisonner Superman, mais avant de mourir, ce dernier décide d’accomplir douze travaux surhumains comme ultime legs à l’humanité.
Superman American Alien : ce récit visite les éléments formateurs du personnage, depuis le moment où Clark Kent n’était pas encore Superman, et Smallville plus central que Metropolis.
Superman Red Son et Identité secrète : deux des plus célèbres uchronies sur le personnage. Dans la première, le dernier survivant de Krypton a atterri non pas dans un champ de l’Arkansas, mais dans l’Ukraine soviétique. Il sera élevé au biberon du stalinisme. La seconde imagine la vie d’un jeune homme s’appelant Clark Kent et vivant dans l’ombre d’un héros de bande dessinée nommé… Superman.