«Tesson», lance Sylvain au moment des présentations, avec la sécheresse de celui qui met pied à terre après la chevauchée. Ce jour-là, à Berne, l’écrivain paraît sortir de son Berezina, récit dans le sillage de la grande armée napoléonienne fuyant Moscou à l’automne 1812. A l’hiver 2012, il refaisait la route de la débâcle dans un side-car Oural, avec deux amis. Le livre qui en résulte secoue, émeut, brasse l’intime et l’épique. Sylvain Tesson est donc devant vous, avec son visage d’aiglon taillé par le vent, ses pognes qui sont des serres quand elles agrippent la roche, son impatience de uhlan. A ce «Tesson» qui cravache on répond «Demidoff», l’esprit soudain cosaque.

Le prince des chats

Sylvain Tesson, 43 ans, est un personnage de Joseph Kessel. Depuis l’adolescence, il s’équipe, s’emballe, écrit. Ça fait une œuvre aux titres qui sont autant d’impulsions nomades, S’abandonner à vivre, Une vie à coucher dehors, Ciel mon moujik! et si vous parliez russe sans le savoir. Ça nourrit aussi un charisme dont témoigne la foule qui se presse ce jour-là à Berne à l’Alliance française, tous là pour l’écouter, pour se sentir aventuriers à son contact. «Dites-moi, l’Aaar, il est où? Et la fosse aux ours?» jette-t-il sur la terrasse venteuse quelques minutes avant d’entrer en lice. Géographe de formation, Sylvain Tesson balise le terrain, c’est plus fort que lui.

Un instant, vous l’imaginez plonger dans la fosse, pour le plaisir de tâter la fourrure. Tout ce qui est vertical l’aspire. Ne s’est-il pas fait une spécialité d’escalader campaniles, clochers et cathédrales à Paris ou ailleurs, à mains nues qui plus est? Son moi, il l’éprouve sur les toits, en «stégophile» depuis ses 18 ans. Chat de gargouille, va! Pour ses pairs, il est le «prince des chats».

Roulette russe

Est-ce alors son côté roulette russe? Une nuit d’août 2014 à Chamonix, dans l’euphorie d’avoir remis le manuscrit de Berezina à son éditeur, pompette peut-être, il escalade la façade d’un chalet, dix mètres de hauteur, et chute. On le plonge dans un coma artificiel. Le clan Tesson fait bloc: il y a là les deux sœurs, Daphné la journaliste, et Stéphanie la comédienne, mais aussi Philippe Tesson, cet hédoniste voltairien qui depuis soixante ans sabre, à la tête de Combat jadis, du Quotidien de Paris plus tard, du Théâtre de Poche à Paris aujourd’hui.

L’intrépide revient des limbes, la gueule cassée, comme un officier qu’un boulet aurait manqué d’emporter. Le visage est en partie paralysé, une oreille ne répond plus de rien. Peu importe. Sylvain a échappé à la Bérézina. Voyez-le, son béret qui fait de l’ombre à ses yeux en lame bleue. Il file, c’est inscrit dans son profil. D’où vient cet amour des départs? Dans Berezina, le napoléonien qu’il est fait l’éloge du général Barclay de Tolly, ce stratège au service des Russes qui préconise la dérobade face à l’avancée française. Cette philosophie de l’espace a son nom: l’escapisme. Sylvain Tesson l’a érigé en principe de vie.

«L’escapisme, c’est une forme d’art martial, une utilisation du mouvement à des fins de survie, dit-il. Face à l’obstacle, il y a deux options possibles: soit on fonce avec l’ardeur du taureau; soit on prend la poudre d’escampette. Je l’ai prise très tôt. Il y a dans le voyage une manière de calmer ce besoin absolu de dépenser une énergie vitale et la possibilité d’aller moissonner dans les kilomètres qui défilent des éléments d’inspiration nécessaires à l’écriture.»

Sur la berge de la Berezina

C’est qu’il n’y a pas d’aventure sans écriture. Sylvain descend les fleuves, comme dans Une Saison en enfer. Mais à condition de pouvoir en faire le poème. Dans sa poche, un calepin. Il y note le butin des jours, comme dans cette cabane au bord du lac Baïkal, où pendant six mois il s’invente une vie d’ermite, lisant La Vie de Rancé de Châteaubriand et pour le plaisir du contrepoint L’amant de Lady Chatterley. L’érémitisme est une tentation. Mais la chair a ses urgences.

La langue, souffle-t-il, est son seul patriotisme. Le mot est son piolet. Le style son altitude. Il y a dans les steppes qu’il dévisage matière à roman. Il s’y refuse, parce qu’il n’est pas un écrivain d’imagination, affirme-t-il, parce qu’il est trop impatient pour machiner une intrigue. «Il faudrait que je puisse écrire des romans-fusées, mais pour cela il faudrait avoir de la foudre dans les doigts.»

Sur la berge cotonneuse de la Berezina, il éprouve ce vertige: ce fleuve, qui fut le Styx pour des milliers d’uniformes en lambeaux, se donne des airs de rivière du dimanche. Et pourtant, cette eau glacée conserve le souvenir du sergent Bourgogne – mémorialiste de la retraite – de Caulaincourt, le confident de l’empereur. «J’appelle cela un haut lieu, explique-t-il. C’est-à-dire une rencontre entre un arpent de territoire et une histoire qui a été comme une gifle et dont vous ressentez encore le magnétisme.»

Et s’il devait se rattacher à une famille d’écrivains? Ecrivain-voyageur, dites-vous? «L’étiquette est ridicule», claque-t-il. S’il fallait choisir, ce serait celle des hussards, celle où s’aiguisaient Roger Nimier et Antoine Blondin à la fin des années 1950. «Ils aimaient la vitesse, les carrosseries, les belles filles plutôt que les discours de Staline. Mon penchant me conduit davantage vers les courses en voiture avec un vin de Loire et une danseuse ukrainienne que vers la lecture de L’Etre et le néant.»

«Le Chant du monde»

Sylvain Tesson a de qui tenir. Sa mère, Marie-Claude Tesson-Millet, était médecin, femme de presse aussi. Son père est bretteur professionnel. «Je dois à mon père une gaîté formidable, une énergie qui est une anomalie médicale, il approche des 88 ans. Il m’a appris que pour être profond on n’a pas besoin d’être grave. Et qu’on pouvait exprimer un sentiment tragique de la vie, une attention aux autres, tout en dansant sur la crête. Quant à ma mère, qui est morte il y a deux ans, elle aimait l’action tout en chérissant les choses de l’esprit. C’est mon oscillation.»

«Sylvain, à propos, quel livre offrez-vous à l’être aimé?» «Ce n’est pas toujours le même être que j’aime. Mais j’ai beaucoup offert Le Chant du monde de Jean Giono, parce qu’il y a dans ce texte une fantastique symphonie de la nature à caractère païen servie par une langue presque géologique.» Sylvain Tesson est hussard sur les toits du monde, en quête de «haut lieu», toujours. Il porte en cocarde cette phrase de Paul Morand: «A 16 ans, on m’a offert une bicyclette, on ne m’a jamais revu.» Dans Berezina, il jette: «Merde à tous et vive Barclay de Tolly.»


Profil

26 avril 1972: Il naît à Paris

1993-1994: Il fait le tour du monde à vélo

2010: Il se retire six mois dans un chalet au bord du lac Baïkal

2011: Il publie dans «Les Forêts de Sibérie» (Gallimard).