Futur antérieur
L’auteur de «De la démocratie en Amérique», quoique séduit, a lancé des mises en garde

Trump contre le reste du monde. Ou plutôt, en version originale, «Trump vs all of us», comme on pouvait le lire sur les pancartes brandies par les manifestants écœurés des mesures anti-migrants signées la semaine passée. Et ce n’est sans doute pas un hasard si la formule choisie rappelle l’intitulé des arrêts judiciaires aux Etats-Unis, dont beaucoup ont fait l’histoire du pays. «All of us», à voir.
Mais en tout cas, au vu des sondages, une majorité d’Américains désapprouve bel et bien les premières mesures du néoprésident, après seulement quelques jours de démonstration. Un record. Face à eux, Trump se retranche derrière sa majorité électorale et sa conviction d’avoir l’assentiment de la «vraie Amérique».
Oligarchie
Il aura donc suffi de ce laps de temps pour que la démocratie américaine donne l’air de dangereusement vaciller. Toutes ses faiblesses en sont d’autant plus visibles: système électoral plus que discutable, oligarchie politique, pouvoirs exorbitants mis entre les mains du président, divisions profondes de l’opinion.
«De la démocratie en Amérique». A sa parution en 1835-1840, le célèbre ouvrage de Tocqueville ne cachait pas le rôle de modèle qu’il décernait à la démocratie américaine, la plus ancienne et la plus en avance du monde moderne. Aujourd’hui, la même expression ressemblerait plutôt à un bulletin de santé préoccupant pour l’état de santé des régimes démocratiques. Et pourtant. Aussi séduit qu’il l’était par les Etats-Unis, Tocqueville n’épargnait pas non plus les mises en garde.
Bien conscient des divisions du pays (entre un Nord progressiste et un Sud esclavagiste), de ses contradictions (tendance au conformisme, individualisme à outrance) et de la lourde hypothèque pesant sur les minorités «raciales» (Indiens, Noirs), il voyait surtout poindre un risque encore purement théorique à l’époque où il écrivait, mais qui n’en constituait pas moins la principale menace pour l’avenir: le «despotisme de la majorité».
Recours
La force du système politique américain est de faire circuler la souveraineté du peuple à tous ses niveaux de fonctionnement, sans réel contre-pouvoir, en dépit des dispositifs de checks and balances. Que se passerait-il alors si celle-ci abusait de son pouvoir exceptionnel, au détriment de tel ou tel individu, des minorités ou, au bout du compte, de la liberté elle-même?
Tocqueville voit tout de même un recours face à cette dérive potentielle: le pouvoir politique confié de fait aux juges de chaque Etat. Ne sont-ils pas en mesure de bloquer l’application d’une loi s’ils constatent qu’elle n’est pas conforme à la Constitution, qui garantit à chaque citoyen sa liberté et l’exercice de ses droits.
Bras de fer
Cela suffira-t-il à contrer des dérives anti-libérales comme celle à laquelle nous assistons aujourd’hui? Dans ce cas de figure, Tocqueville aurait préféré – sans se faire trop d’illusions – pouvoir invoquer une autre souveraineté que celle d’un peuple en particulier: «Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et d’appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les lois?»
La remarque paraît plus pertinente que jamais. Est-ce à ce genre de majorité que se réfère le «all of us» des manifestants anti-Trump? Le résultat du bras de fer en cours sera alors fort instructif sur le sens et l’avenir de la démocratie. Et pas qu’en Amérique.