La guerre, encore elle. Racontée par une romancière qui ne l’a pas vécue mais qui n’a pas sa pareille pour en faire éclater toute la violence sous nos yeux, comme une bombe à retardement. Cette romancière, c’est la brillantissime Kate Atkinson, qui a l’art de tisser des intrigues toujours vertigineuses dont les fils se croisent et se recroisent avec une seule obsession: donner à voir toute la complexité des âmes et des cœurs.

Une complexité saisie dans des expériences extrêmes, en particulier cette Seconde Guerre mondiale que la romancière d’Édimbourg a déjà évoquée dans Une vie après l’autre – traduit l’an dernier chez Grasset. Elle y met en scène la rocambolesque Ursula Todd, une Britannique qui vivra «plusieurs versions de son existence», la pire étant sans doute cette apocalypse que fut le Blitz londonien, sous les orages d’acier de la Luftwaffe, entre septembre 1940 et mai 1941.

Brasier

Ce roman, on se doutait qu’il aurait une suite. La voici avec L’homme est un dieu en ruine où, cette fois, Kate Atkinson imagine le destin du frère cadet d’Ursula, Teddy, jeté à 25 ans dans le brasier incandescent de la Seconde Guerre mondiale, un conflit si féroce qu’il n’acceptera jamais l’idée d’y avoir survécu. Comme s’il était mort, corps et âme, à ce moment-là. Comme s’il n’était qu’un revenant, un sursitaire doté d’une vie d’emprunt jusqu’à sa vieillesse, autre visage des naufrages successifs dont il sera la pathétique victime.

Et pourtant, Teddy aura grandi sous l’aile d’une mère consolatrice, même s’il lui arrivait de prétendre que «nous mourons à partir de la seconde où nous naissons». De quoi marquer profondément un fils qui passera par Oxford, travaillera dans la banque familiale, ira rouler sa bosse vers les vignobles bordelais et déclarera sa flamme à la belle Nancy le jour d’une autre déclaration – celle de la guerre.

Prose intense

Brutal changement de décor. En 1940, Teddy s’enrôle dans la Royal Air Force comme pilote de bombardier, un Halifax, aux commandes duquel il survole une Europe transformée en «un gouffre terrifiant», avec son équipage. D’emblée, il comprend qu’ils sont moins des combattants que des êtres «sacrifiés pour le bien commun, des oiseaux jetés contre un mur», contraints de livrer des assauts qui tuent femmes et enfants au lieu de paralyser l’économie allemande. Cette guerre – et l’incroyable héroïsme des aviateurs anglais –, Kate Atkinson la remet en scène avec une prose aussi intense que du Saint-Ex.

Tous ces raids à hauts risques, dans les nuits criblées d’éclairs, entre Cologne et Turin. Les retours au tarmac, quand il est temps de compter les morts. Les amerrissages improvisés, lorsqu’il n’y a plus de carburant. Et cet obus ennemi qui éventre le bombardier de Teddy, au-dessus de la Manche, avant un atterrissage miraculeux.

«Anéanti par la guerre»

«Piloter un Halifax était devenu sa nature. Son identité. Le seul endroit qui l’intéressait, c’était l’intérieur de l’avion, avec ses relents de saleté, d’huile et de sueur aigre. Il ne voulait rien de plus qu’être assourdi par le vrombissement des moteurs, il éprouvait le besoin d’être laminé par le froid, le bruit et l’adrénaline en parts égales jusqu’à ne plus pouvoir penser» écrit la romancière, dont le héros sait déjà qu’il a été «anéanti par la guerre». Avant de sauter en parachute de son F-Fox en flammes, dans le ciel de Nuremberg, ce qui lui vaudra de passer dix-huit mois dans un camp allemand de prisonniers.

Loin du Mal

Ne plus jamais avoir affaire au Mal, voilà le souhait de Teddy lors de son retour à la vie civile, dans la quiétude du Yorkshire où il épouse celle qui l’a attendu pendant toute la guerre. Cet enfer, il veut l’effacer de sa mémoire afin de pouvoir se forger «une âme de pasteur de campagne», tout en tapant sur sa Remington des chroniques publiées dans une gazette locale, où il préfère parler des fleurs et des oiseaux plutôt que des humains. On s’attache terriblement à ce personnage, on a une folle envie qu’il se reconstruise. Des épreuves, pourtant, il va en affronter bien d’autres. La maladie de Nancy, qu’il devra aider à mourir. Et, ensuite, ses relations de plus en plus orageuses avec leur foutraque de fille, Viola, qui lui a déclaré une autre guerre – celle du cœur.

Furie

Avec cette Viola, c’est presqu’un autre roman qui commence. Tout aussi cruel. Car Kate Atkinson brosse le portrait d’une furie hystérique qui, parce qu’elle croit être née «de l’autre côté du bonheur», a décidé d’en faire baver à son entourage. Après avoir glandouillé dans un squat londonien en compagnie d’un artiste raté, maniaco-dépressif et suicidaire, elle abandonnera ses deux enfants pour défendre, dans les rangs de l’extrême-gauche, des «causes» fumeuses dont son père ignore tout. Ce père qu’elle finira par jeter au rebut en l’expédiant dans une maison de retraite aux allures de mouroir.

«Teddy n’arrivait pas à se souvenir d’un moment où Viola ne l’avait pas traité comme une nuisance», écrit Kate Atkinson, qui retrace le destin d’un homme sans cesse accablé, tout en brouillant la chronologie, d’une décennie à l’autre, laissant le lecteur recomposer son puzzle. Parce que nous sommes dans une fiction et pas dans un documentaire. Même si l’auteure de La Souris bleue n’invente rien quand elle s’installe dans la carlingue d’un Halifax pour faire résonner les fracas de la guerre, «la plus grande des disgrâces, pour les victimes comme pour les coupables». Victimes et coupables réunis dans un roman magistral qui ressemble à une parabole sur la Chute. Lorsque les hommes, orphelins de leur innocence, sont condamnés à errer dans les ruines nauséeuses d’une Histoire devenue folle.


Kate Atkinson, L’homme est un dieu en ruine, traduit de l’anglais par Sophie Aslanides, JC Lattès, 525 p.