Cela prend du temps pour qu’un événement historique de grande ampleur trouve son expression dans une œuvre littéraire. Les guerres napoléoniennes, qui donnent le cadre à La guerre et la paix de Tolstoï, ont lieu entre 1803 et 1815 mais la parution du roman-fleuve s’étend de 1865 à 1869. A côté de cela, les quinze ans qui séparent la publication du Tambour de Günter Grass des événements de la Seconde Guerre mondiale qu’il relate paraissent presque brefs.

Cela fait bientôt une trentaine d’années que le mur de Berlin est tombé et que l’Allemagne s’est réunifiée. Les Allemands désignent cette période par le terme Die Wende, le tournant. Un texte littéraire peut contribuer à la compréhension d’un événement historique, lui donner corps. Encore faut-il que le roman en question soit convaincant. Kruso de Lutz Seiler l’est assurément.

La drogue du pilote

Pour raconter les derniers mois de la République démocratique allemande (RDA), l’auteur place l’intrigue là où on ne l’attend pas. Edgar Bendler, Ed, le personnage principal, termine ses études de littérature. Il souffre de l’absence de celle qu’il aimait. De plus en plus mélancolique, il goûte à la «drogue des pilotes»: il se penche sur le rebord de la fenêtre vers le vide, en équilibre, à la frontière du suicide… Après cette expérience limite, il quitte sa ville de province et se rend à la frontière de la RDA, sur une petite île dans la mer Baltique, au nom étrangement lacustre: Hiddensee.

Comme l’explique Jean-Yves Masson dans la postface, au temps de la RDA, Hiddensee n’accueillait pas que des excursionnistes. L’île «était devenue le refuge estival de toute une société d’artistes, d’intellectuels et d’étudiants en désaccord plus ou moins ouvert avec le régime». Depuis Hiddensee, on peut apercevoir l’île danoise de Møn, à 50 kilomètres. Pour fuir vers l’ouest, on tente donc la traversée, parfois au péril de sa vie.

Clients naufragés

Ed trouve un emploi de plongeur à l’hôtel-restaurant Zum Klausner («chez l’ermite») situé à l’extrémité de l’île. L’essentiel de l’action du roman s’y déroule. Le directeur présente solennellement à Ed les employés comme autant de membres d’équipage d’une arche. Les clients sont vus comme des naufragés auxquels il faut venir en aide. Ed est d’abord intimidé par cette étrange communauté mystique. Il «trimait et exsudait de son corps ce qui lui restait de pensées et de sentiments. Il travaillait jusqu’à atteindre le fond solide d’une vraie fatigue et, tant qu’il y restait, il se sentait pur, délivré de lui-même et de son malheur; il n’était ni plus ni moins qu’un plongeur qui tenait passablement sa position dans le chaos.»

Ed est initié à la vie du restaurant par un collègue, Kruso, plongeur lui aussi. Avec lui, faire la vaisselle devient un combat épique, chaque nouveau tas d’assiettes sales est une vague dans une violente tempête en plein océan. Qui étaient-ils, les saisonniers du Klausner? «Légaux et illégaux à la fois, en dehors de ce qu’on nommait la production (le centre nerveux de la société automatisée), pas des héros du travail, et pourtant engloutis dans le travail […], pas inutiles donc, pas parasitaires en tout cas, mais déjà totalement ailleurs, très loin, semblables aux cosmonautes des cosmodromes et tous voués à l’astre nébuleux d’une vie libérée qui se reflétait dans leurs yeux brillants comme l’image de la Terre sur les casques des héros de l’espace.»

Bivouacs secrets

Comme Ed, Kruso a perdu quelqu’un de proche, sa sœur. Ayant grandi sur l’île, il cherche à montrer à ceux qui viennent s’y réfugier que la liberté est avant tout intérieure. Pour les naufragés de la RDA, Kruso organise des bivouacs secrets sur l’île. Il prend Ed sous son aile et lui explique le sens de cette activité: «C’est Hiddensee, Ed, tu comprends, hidden – caché? L’île est la cachette, l’île est le lieu où ils se retrouvent eux-mêmes, où on retourne à soi-même, c’est-à-dire à la nature, à la voix du cœur, comme dit Rousseau. Personne n’est obligé de fuir, de se noyer. L’île c’est l’expérience. L’expérience qui leur permet de repartir, illuminés.» Kruso, qui porte le nom de l’archétype du naufragé, Robinson Crusoé, fait en sorte qu’à Hiddensee on ait «quitté le pays sans franchir la frontière».

Poésie mélancolique

Lutz Seiler écrit en poète. Auteur de huit recueils de poésie, il a également signé deux livres de nouvelles, dont l’un a obtenu le Prix Ingeborg Bachmann en 2007 et l’autre a été traduit en français par Uta Müller et Denis Denjean sous le titre Le poids du temps (Verdier) en 2015. Kruso, son premier roman, a reçu le Prix du Livre allemand en 2014. Constamment, la narration est remise en question; habilement, le texte se lance dans des comparaisons vertigineuses, se commente lui-même et sublime les détails les plus insignifiants. Dans sa détresse émotionnelle, Ed s’en remet à la poésie de Georg Trakl. Ses poèmes mélancoliques le hantent comme une obsession, telle «une armée d’occupation dans le désert de son traumatisme».

Mais peu à peu, les événements de 1989 changent la donne au Klausner. C’est dans l’épilogue que l’on apprend, avec Ed, ce que sont devenus ceux qui avaient quitté la RDA à la nage. Comme en écho à la crise des réfugiés actuelle, Ed apprend que parfois, quand les pêcheurs danois remontaient leurs filets «entre Møn et Rügen, ils trouvaient des cadavres parmi leurs poissons».


Lutz Seiler, «Kruso», traduction de l’allemand de Uta Müller et Bernard Banoun
Verdier, Verdier, 480 p.