Sous l’Inquisition
Seuls quatorze d’entre eux sont présents. Et pourtant, ce jeudi-là, après avoir expédié les affaires courantes, l’Académie royale espagnole doit se prononcer sur une affaire ô combien délicate: choisir, parmi ses membres, les deux «hommes de bien» qui vont se rendre à Paris pour acquérir les vingt-huit volumes de la célèbre Encyclopédie. L’ouvrage fait un peu partout polémique. Il est même interdit en Espagne. L’entreprise bénéficie néanmoins de l’accord de don Joseph Ontiveros, procureur de l’archevêché de Tolède et secrétaire perpétuel du Conseil de l’Inquisition.
L’histoire de l’Espagne n’est pas une histoire heureuse, dit-il, mélancolique. – Peu d’histoires nationales le sont. – C’est vrai, admit-il. Mais nous avons été particulièrement malheureux. Notre XVIIIe siècle n’a été qu’occasions perdues
Les heureux élus sont le bibliothécaire don Hermogenes Molina, 63 ans, «un éminent enseignant et traducteur des auteurs classiques», et le brigadier des armées navales à la retraite don Pedro Zarate, appelé Amiral par ses collègues. Ces deux hommes se connaissent peu et leurs opinions divergent sur plus d’un point, notamment sur la religion. Par la force des événements, des obstacles à surmonter et du temps partagé, ils vont devenir intimes.
Le voyage en effet s’annonce long (près d’un mois, rien que pour l’aller), hasardeux et d’autant plus périlleux que deux de leurs confrères académiciens, bien résolus à faire échouer l’entreprise, ont payé le dangereux Pascual Raposo pour leur mettre les bâtons dans les roues. En dépit des difficultés – et elles seront nombreuses – nos deux héros vont toutefois réussir à ramener l’Encyclopédie à bon port.
Faits réels
En préambule, Arturo Perez-Reverte précise bien que ce roman «repose sur des faits réels, avec des personnages et des scènes authentiques, même si une large part de l’histoire et de ses protagonistes relève de la liberté de fiction exercée par l’auteur». L’écrivain, toutefois, ne se contente pas de nous raconter cette aventure, si passionnante soit-elle. Il développe parallèlement un autre récit, celui de son enquête et de l’écriture même du roman.
Il nous emmène chez les bouquinistes. Il nous permet d’assister à ses entretiens avec des spécialistes du XVIIIe siècle. Il nous entraîne même sur le terrain quand il s’agit de nourrir la description d’un paysage ou de situer le plus précisément possible un café parisien. Un souci de précision, une recherche de la vérité qui nous rappelle qu’Arturo Perez-Reverte, né en 1951 à Carthagène, fut reporter et correspondant de guerre pendant vingt ans avant de devenir écrivain.
Reconstitution
Un procédé un peu éculé? En l’occurrence, il est bien amené et organiquement intégré. Cette double temporalité donne sa tension, son épaisseur et son cadre au récit. Elle permet au lecteur de mieux discerner ce qui, ou non, relève du réel. Et de ne pas oublier que les innombrables discussions et débats qui jalonnent le roman ont été écrits au XXIe siècle, avec toute la distance et le savoir d’un écrivain d’aujourd’hui. Certes, comme tout roman historique, Deux hommes de bien laisse parfois un arrière-goût un peu artificiel. Il est aussi par moments un peu bavard, comme si l’auteur se laissait lui-même piéger par l’euphorie de ses propres découvertes.
Roman, «Deux hommes de bien», Arturo Perez-Reverte. Seuil, 502 p.