Caractères
Il faut (re)lire George Orwell ou Alfred Jarry pour empêcher la machine à décerveler de tourner à plein régime

La post-vérité fait le bonheur des libraires. Il paraît qu’aux Etats-Unis, on ne jure plus que par 1984 de Georges Orwell. Il faut relire ses livres, tous disent le pouvoir et le démasquent avec force. Mais voici deux autres pistes de lecture en cette période d’outrances politiques et de carnaval.
Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth (2004), où l’écrivain américain imagine dans une uchronie fascinante, l’élection à la présidence des Etats-Uni, de l’aviateur Charles Lindbergh, premier à relier en solitaire New York à Paris en 1927. Le beau pilote est un sympathisant d’Hitler, décoré par les Nazis. Il aurait pu, imagine Philip Roth, être tenté d'utiliser l’immense popularité que lui a valu son exploit, pour se faire élire contre Franklin Roosevelt en 1940, après une campagne aux relents violemment antisémites et portée par des idées isolationnistes.
Doute et angoisse
Philippe Roth décrit un pays sens dessus dessous, des alliances internationales qui valsent et des portions entières de la population américaine plongées dans le doute et l’angoisse. «Notre patrie, c'était l'Amérique. Et puis les républicains investirent Lindbergh, et tout changea».
«O Bougrelas! Quand je me rappelle combien nous étions heureux avant l’arrivée de ce Père Ubu! Mais maintenant, hélas! tout est changé!» Les exploits d’Ubu Roi (1900) imaginé par Alfred Jarry donnent une version grotesque, folle et inquiétante, des actes potentiels des potentats de tout poil. Le père Ubu, figure burlesque inspirée notamment par Macbeth, assassine le roi Vanceslas de Pologne et prend sa place. Devenu roi, il déclare: «J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens».
Au peuple qui l’acclame il lance: «Ça ne m'amusait guère de vous donner de l'argent, mais vous savez, c'est la Mère Ubu qui a voulu. Au moins, promettez-moi de bien payer les impôts.» L’histoire finit mal. Quelques batailles plus tard, on retrouve un Ubu, détrôné et battu, mais prêt à relancer ailleurs la machine à décerveler: «Voyez, voyez la machin’ tourner / Voyez, voyez la cervell’ sauter, /Voyez, voyez les Rentiers trembler; / Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu!»
Lire Orwell, Roth et Jarry ne change rien au réel. Mais leurs livres rattachent les temps présents à l’histoire humaine, à notre part poétique, à notre part obscure, au carnaval, au théâtre et au rire. Et, surtout, ils empêchent la machine à décerveler de tourner à plein régime.