Umberto Eco: «Chercher un ennemi

est une tendance universelle»

Genre: Articles
Qui ? Umberto Eco
Titre: Construire l’ennemi et autres écrits occasionnels

Trad. de l’italien par Myriem Bouzaher

Chez qui ? Grasset, 302 p.

 

«Quand j’ai été invité au Musée du Louvre, le président m’a présenté comme un «honnête homme». Dans la salle, un de mes compatriotes qui ne connaissait pas la notion s’est indigné: «Mais vous êtes plus que cela!» Il pensait qu’on me désignait juste comme un type qui ne vole pas…»

 

Honnête homme, cet idéal du XVIIe siècle français va si bien à Umberto Eco, pionnier des signes et de l’interprétation, essayiste drôle et profond, et surtout romancier qui a fait rêver des générations de lecteurs. L’octogénaire aux idées claires vient de publier un recueil d’articles distrayant et touche-à-tout, consacré à la figure de l’ennemi, à saint Thomas et au statut des embryons, au feu, à WikiLeaks… Des sujets de commande pour des conférences, mais qui, dit-il, l’ont stimulé et qu’il voit comme des exercices rhétoriques de l’âge baroque, comme celui qu’imposait Roxane à Christian, son amoureux transi: «Parlez-moi d’amour»… Discussion vagabonde avec le dernier des honnêtes hommes, dans un petit hôtel parisien, accompagné d’un solide whisky.

Samedi Culturel: Ces «écrits occasionnels», comme vous les appelez, évoquent des sujets souvent graves mais traités avec une certaine légèreté. On peut être drôle et savant à la fois?

Umberto Eco: Bien sûr, les deux sont tout à fait conciliables. Malheureusement, en Italie, le rire est proscrit: on considère que l’homme de lettres doit être sérieux. En France, la tradition de la causerie rend la légèreté plus acceptable. Et les Anglo-Saxons vont encore plus loin puisque toute bonne conférence doit contenir trois jokes: le premier pour conquérir le public, le deuxième pour vérifier qu’il suit, le troisième pour finir en beauté…

 

Le premier article de votre livre concerne la figure de l’ennemi en tant que construction. C’est un thème qui traverse plusieurs de vos romans, et particulièrement «Le Cimetière de Prague». Pourquoi donc cherchons-nous des ennemis?

C’est une tendance biologique universelle, comme le sexe ou la mort. On la retrouve partout. Chez les Grecs tout d’abord, qui ont inventé le «Barbare», étranger frustre et dépourvu de langage, qui bégaye des onomatopées («bar-bar»). Elle dit la méfiance envers ce qui est différent de nous. Cette différence, on peut en faire deux choses: soit elle ne nous dérange pas et nous laissons l’étranger en paix. Soit elle nous dérange et alors nous construisons l’autre comme menaçant. Par exemple, l’étranger a une odeur corporelle différente. Quand on le désigne comme ennemi, on va dire qu’il «pue». Son visage devra partager des traits communs avec l’Antéchrist – les juifs ont été abondamment comparés avec lui. On répandra aussi la rumeur selon laquelle l’ennemi mange les enfants: on l’a dit tant des hérétiques du Ier siècle que des bolcheviques.

Aujourd’hui, l’ennemi est-il «parmi nous», comme vous le dites ironiquement?

Oui, c’est celui qui vit autour de nous, «l’immigré extracommunautaire». En Italie, où il y a un profond racisme anti-immigrés, on leur reproche d’occuper les emplois des Italiens, alors qu’on sait parfaitement qu’ils font le travail que les Italiens ne veulent pas faire. Sans eux, des entreprises italiennes feraient faillite. Vous connaissez la même situation en Suisse, avec la récente votation sur l’immigration: d’un côté, vous craignez de perdre votre identité dans la mondialisation, de l’autre, vous avez peur d’un étranger qui vient pour bâtir votre maison et faire d’autres travaux que vous ne voulez pas faire.

Vous écrivez: «Le besoin [d’ennemi] est inné même chez l’homme doux et ami de la paix.» Vous aussi, Umberto Eco, vous avez des ennemis?

Oui, tous ceux qui n’ont pas aimé mon dernier livre et qui en disent du mal! Non, sérieusement, on peut avoir des ennemis sans vouloir nécessairement les tuer. Je me bats contre certaines idées, j’ai livré des batailles. J’ai des ennemis politiques, comme Berlusconi, ou philosophiques, comme Heidegger. Néanmoins, j’attribue à ces derniers certaines qualités.

L’ennemi, c’est aussi celui qui fomente de vastes conspirations, que vous illustrez dans «Le Pendule de Foucault» et «Le Cimetière de Prague». A quoi riment ces grands complots?

Les gens ne peuvent admettre que les choses arrivent «comme ça». L’idée du complot est à la base de toute religion: il faut qu’il y ait une volonté à l’origine des événements, qu’elle soit d’origine divine ou humaine. Ainsi, le crime ou la grande catastrophe n’arrivent jamais par hasard! Le complot machiavélique derrière les événements est une mythologie naturelle, qui répond à un besoin humain. Cela m’a toujours fasciné.

Quel est votre rapport à l’ésotérisme? Dans «Le Pendule de Foucault» justement, vous êtes entré profondément dans ce type de pensée. N’avez-vous pas eu peur de perdre la tête?

Votre question est curieuse… Un jour, j’ai demandé à un libraire spécialiste de sciences occultes, ici à Paris: «Vous y croyez, aux livres que vous vendez?» «Au début, non, m’a-t-il répondu, mais peu à peu, j’ai commencé à y croire.» Ce qui me fascine, moi, ce sont les déviations mentales extraordinaires qui produisent de l’occultisme. Est-ce que Nabokov était pédophile parce qu’il a écrit Lolita? On peut être fasciné par les menteurs, écrire des livres entiers sur le mensonge tout en étant l’homme le plus sincère du monde.

Lorsqu’Edward Snowden révèle l’ampleur de la surveillance électronique américaine, n’y a-t-il pas de quoi nourrir les théories du complot les plus folles?

Les complots sont reconnaissables seulement lorsqu’ils ont du succès. Je pourrais passer ma vie à comploter contre vous et vous n’en saurez rien! Quel intérêt alors? Il n’y a que les gens simples pour découvrir que les ambassades ont pour seule fonction de servir d’antenne aux services secrets. Donc, il n’y a pas de complot.

Mais il y a peut-être Big Brother?

Dans 1984 d’Orwell , Big Brother est un type seul qui contrôle la population derrière son petit écran. Aujourd’hui, il est bien plus diffus, à la fois partout et nulle part. Mon organisme de cartes de crédit sait quand j’ai emprunté l’autoroute 66, dans quel hôtel je suis descendu, et même combien de fois je suis allé sur la rue Saint-Denis acheter un DVD pornographique. Et alors? La quantité d’éléments qui sont soumis à contrôle est telle qu’elle ne sert plus à rien. Et on ne peut pas maîtriser 500 millions d’Européens. Que fait Obama avec à disposition tout le savoir du monde à portée de clavier? Il est perdu! Il fait semblant! Et faire semblant confère du pouvoir, comme cet enfant qui dit à son ami: «Je sais une chôôse…!» Une fois révélée, cette chose ne sert plus à rien. L’excès d’informations secrètes se réduit à une information inutile.

Excessive ou non, elle peut servirà réprimer le citoyen, non?

Oui, mais dans ce cas, vous n’avez pas besoin d’informations secrètes. Les procès staliniens n’en avaient pas besoin. On en inventait, puis on fusillait. En revanche, pour détruire un ennemi de nos jours, il s’agit de suggérer son anormalité. Un journal berlusconien avait dit d’un magistrat qu’il fumait des cigarettes dans un square et portait des chaussettes bleu ciel. C’est banal, mais on instille ainsi une idée d’étrangeté dans la tête du lecteur. De moi, on a écrit que j’ai mangé dans un restaurant chinois avec un inconnu – en fait, un vieil ami, mais inconnu du journaliste!

Ailleurs dans votre livre, vous parlez de la position de l’Eglise sur les questions morales. On a l’impression, à vous lire, que saint Augustin lui-même était plus souple que le dernier pape Benoît XVI. Notre époque est-elle particulièrement crispée?

Non, pas plus que d’autres époques. L’intransigeance de l’Eglise n’est pas une chose nouvelle. Ce que je critique, c’est la façon qu’avait le vieux Ratzinger d’utiliser la notion de «relativisme moral» comme une arme de guerre. Il pourrait traiter le pape François de relativiste parce qu’il veut autoriser la communion aux gens divorcés si ce sont des braves gens. Ainsi, le divorce devient relatif et subordonné aux situations psychologiques, au cas par cas. Moi, je dis que cela relève non pas du relativisme mais de la négociation – c’est sur cette notion que repose d’ailleurs toute ma sémiotique depuis 30 ans. Cela dit, je n’ai rien contre l’absolu, mais contre ceux qui imposent des valeurs absolues.

Quel est votre rapport à la foi? Etes-vous croyant?

J’étais un catholique fervent jusqu’à ma thèse sur saint Thomas d’Aquin. J’ai rompu, mais j’ai gardé pour ce monde une affection profonde. Je me définirais comme agnostique, parce que les athées sont des religieux à leur manière, convaincus que Dieu n’existe pas.

Que pensez-vous du pape François?

C’est un révolutionnaire. Il a eu des intuitions de génie: rien que le Buona sera initial a fait changer vingt siècles d’histoire. On verra ce qu’il est capable de faire, comment l’Eglise réagira. Il sera peut-être seulement un épisode, mais en tout cas, c’est un personnage exceptionnel qui a compris qu’il fallait changer la façon de parler avec les fidèles.

Est-ce important d’étudierl’histoire?

La tragédie de notre temps est l’aplatissement sur le présent. La génération actuelle n’a plus la notion de l’épaisseur historique, qui permet de comprendre le présent. Et c’est un problème terrible de notre époque: on ne réfléchit pas sur notre passé. Si Bush Jr avait lu le rapport sur les expéditions britanniques et russes en Afghanistan, il n’y aurait jamais envoyé ses armées, puisqu’il était prouvé qu’on ne pouvait pas vaincre. Tout comme Hitler n’a pas réfléchi à l’expérience de Napoléon, sinon il n’aurait pas tenté l’invasion de la Russie. Historia magistra vitae, disaient les anciens (l’histoire est maîtresse de vie), et ils avaient raison. Si à l’âge de 30 ans j’ai commis une erreur, je m’en souviens et j’essaie de ne pas la reproduire. C’est pourquoi les vieux sont un peu plus malins que les jeunes.

Les anciennes cartes du monde sont une de vos grandes passions. Certaines, datant du Moyen Age, nous semblent farfelues et de peu d’intérêt. Mais vous êtes d’un autre avis.

Oui, j’aime ces cartes qui disent la fascination pour les fables, les mythes. Elles ont beau être scientifiquement fausses, elles ont nourri des fantasmes sur des territoires inconnus, elles ont même influencé les découvertes réelles! Aurait-on découvert l’Australie si l’on n’avait pas fantasmé sur la terra australis incognita? Il y a un lien fort entre fantaisie, erreur et découverte. Les cartes contiennent nos rêves, nos préjugés, nos désirs. Par exemple, j’ai toujours été fasciné par le royaume du Prêtre Jean: il naît dans une fausse lettre du XIIe siècle, mais se fonde sur une hypothèse qui n’était pas invraisemblable: un royaume chrétien aux confins des terres musulmanes. Il y avait bien les nestoriens, chrétiens hérétiques, qui s’étaient établis en Chine. Or l’important est que ce faux a provoqué de grandes expéditions vers l’Asie (Marco Polo par exemple). Puis on a imaginé que le royaume du Prêtre Jean était en Afrique, et ainsi toute la colonisation portugaise a été fondée sur cette recherche-là. Ils ont finalement cru l’avoir trouvé dans le royaume abyssin copte. Du XIIe au XVIIe siècle, le Prêtre Jean a été une fantaisie qui a produit de la réalité. Tout comme la Donation de Constantin a produit du pouvoir papal pendant des siècles ou Les Protocoles des Sages de Sion a nourri l’antisémitisme. L’histoire est aussi le résultat de faux. Je dis même que la géographie imaginaire est plus essentielle que la géographie réelle, parce qu’elle a produit plus de faits.

Comment rêver aux géographies imaginaires, alors que chaque recoin du monde est exploré et photographié par satellite?

Et le triangle des Bermudes? Tant que nous serons mécontents de la réalité, nous continuerons à rêver. Pensez aussi aux îles, qui peuvent disparaître de la carte, englouties par les eaux. Jusqu’au XVIIIe siècle, elles étaient fantasmatiques parce qu’on ne parvenait jamais à les retrouver, faute d’un instrument fiable pour calculer la longitude. Par exemple on a longtemps représenté sur les cartes l’île de Taprobane, qui était en fait Ceylan, mais on croyait qu’il s’agissait de deux îles différentes.

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Umberto Eco

Paris, 12 mars 2014

«Par tradition, les Italiens ont eu peu d’ennemis extérieurs. Ils ont été ennemis entre eux, ville contre ville, pendant 2000 ans. A Lucca par exemple, un proverbe dit: «Mieux vaut un mort dans la maison qu’un Pisan à la porte»»