Un géographe égaré chez Kafka tentede cerner les frontières de l’Europe

Ironique et savant, le premier roman d’André Ourednik sinue à la limite du fantastique. Il plongeun envoyé spécial de l’Union européenne dans le labyrinthe d’un fascinant château des confins

Genre: Roman
Qui ? André Ourednik
Titre: Les Cartesdu boyard Kraïenski
Chez qui ? La Baconnière, 300 p.

Où finit l’Europe? Quels sont ses contours? Qui fixe ses limites? La question est plus que jamais d’actualité. Aussi, imagine André Ourednik, l’Union européenne a-t-elle lancé un programme sur l’«Intégration adaptative des cartes historiques du cadastre des régions externes de l’UE dans une interface interactive en ligne».

Dans ce but, son université a chargé Joachim Brik d’une mission spécifique. Le géographe doit se rendre sur les terres du boyard Kraïenski, en Dacénie (un pays de forêts qu’on imagine limitrophe de la Syldavie de Tintin). Le château recèle une collection de cartes anciennes d’un intérêt historique et politique probable, et Brik est chargé de les scanner. Mais la valise contenant l’appareil s’est égarée.

A Zapomeli, la capitale, les chiens hurlent dans les rues, la nuit. Dans sa chambre d’hôtel, Joachim Brik ne trouve pas le sommeil. Il doit pressentir les difficultés qui l’attendent au château du boyard Kraïenski.

Comme son héros, André Ourednik est géographe. Comme lui, il vient de l’Est: si Brik a une grand-mère polonaise, lui est né à Prague. Il a par la suite vécu également au Canada, à Berne et à Lausanne, où il a fait ses études: géographie, philosophie et informatique. Il travaille à «la modélisation d’espaces-temps humains, entre mouvements et récits».

Quatre livres témoignent du versant littéraire de ses recherches: de la poésie (Chants dilettantes, L’Age d’Homme, 2002), des nouvelles (Contes suisses, Encre Fraîche, 2013), un essai (Wikitractatus, Hélice Hélas, 2014) et Les Cartes du boyard Kraïenski, ce brillant premier roman. Il a aussi un site: ourednik.info , qui renseigne sur ses travaux.

Né en 1978, en Tchécoslovaquie, André Ourednik a connu la bureaucratie des pays communistes, la grogne hérissée de rancœur des guichetières, la résignation de la foule, la peur des Tziganes, infusée de mépris. En Dacénie, c’est pareil. Joachim se heurte à des visages fermés, des horaires opaques, des hôtels complets. Il est tombé le jour de sainte Adalina, la ferveur populaire a envahi la ville. Quand, après un pénible voyage en bus, il parvient enfin à rejoindre Statica, puis le château du boyard, le géographe épuisé trouve un accueil sommaire et une chambre monacale.

Pendant ce temps, le scanner erre – Istanbul, New Delhi, etc. Brik tente de photographier l’impressionnante collection de cartes avec des moyens de fortune. Il explore clandestinement l’immense bâtisse, ses souterrains aussi encombrés de vieilleries que les étages supérieurs.

Des silhouettes féminines le frôlent, troublantes, évanescentes. Une excitation diffuse s’empare de lui, des souvenirs mélancoliques de son divorce ressurgissent. L’enfance aussi revient, avec le coffret de cailloux récoltés par sa grand-mère sur les plages d’Europe. Et un épisode drolatique dans une immense coopérative d’habitation à Zurich, dans ses jeunes années. Brik n’est pas géographe pour rien: tout lui est motif à réflexion sur la notion de lieu.

Le château du boyard doit beaucoup à celui de Kafka. Sa loi aussi est impénétrable. Mais le géographe a le droit d’y pénétrer, même si le maître des lieux se montre peu hospitalier, imprévisible. Rescapé d’une grave maladie dans son enfance, il est réputé «béni» et vénéré par les paysans. Stérile (ou est-ce sa femme?), il sera pourtant le dernier de sa lignée. Parfois, le sol tremble. D’ailleurs l’édifice s’enfonce inéluctablement, marquant la fin d’un système féodal, semble-t-il plébiscité par la base. Pour dérouler cette fable angoissante et ironique, l’auteur a choisi un dispositif qui rappelle celui que son homonyme et compatriote Patrick Ourednik pratique aussi: dans les marges, en petits caractères, se tient un discours parallèle. Citations d’auteurs anciens, grecs ou chinois, de philosophes, de géographes, fragments poétiques (de l’auteur?), notations scientifiques de Brik, schémas font un contrepoint aux aventures du cartographe. Le récit lui-même avance sur un rythme énergique, en dépit de l’enlisement du héros. Les dialogues sont vifs, la narration passe parfois à un «tu» qui interpelle, les retours en arrière et les digressions s’insèrent avec élégance. Les ruptures de ton tiennent en éveil.

Le fantastique guette mais reste diffus: ainsi, dans une église, un rituel d’allégeance, bizarrement en français. L’ironie est sous-jacente, elle s’exerce aussi sur le milieu universitaire sous les espèces du professeur Oberhölzli, dit aussi «la Cravate». Et le scanner? Il finira par arriver. Trop tard.

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Friedrich Ratzel

«Politische Geographie»

«La guerre consiste à promener ses frontières sur le territoire d’autrui»