Un hiver en Syrie, un roman d’Aude Seigne
Roman
Dans «Les Neiges de Damas», l’auteure genevoise raconte un hiver dans la capitale syrienne, où, quelques années avant la guerre, une jeune étudiante, tente de déchiffrer des tablettes d’argile couvertes de signes cunéiformes. Voyage intérieur et une quête de sens dans l’angoisse du monde. Interview

Aude Seigne: «J’ai toujours été fascinée par l’écriture en tant qu’acte physique. Aller en Syrie, c’est se rappeler d’où nous vient ce geste»
Dans «Les Neiges de Damas», l’auteure des «Chroniques de l’Occident nomade» raconte un hiver très froid dans la capitale syrienne, où, quelques années avant la guerre, Alice, jeune étudiante, s’efforce de déchiffrer des tablettes d’argile couvertes de signes cunéiformes. Un voyage intérieur et une quête de sens dans l’angoisse du monde
En 2011, la Genevoise Aude Seigne, née en 1985, remportait le Prix Nicolas Bouvier pour ses Chroniques de l’Occident nomade parues aux Editions Paulette. Depuis, le livre est ressorti chez Zoé où Aude Seigne publie, aujourd’hui, un roman: Les Neiges de Damas.
Une très jeune femme, Alice, s’inscrit à l’université. Séduite par l’idée d’apprendre «la plus vieille écriture du monde», elle devient l’unique étudiante d’Adam Compagnon, professeur passionné qui dirige l’unité «Mésopotamie». S’ensuit la découverte exaltante mais compliquée de langues et d’écritures qui l’emmènent à l’aube de l’histoire et jusque dans les caves d’un musée damascène où, patiemment, plusieurs mois d’hiver durant, elle inventorie, photographie et tente, avec son professeur et Louis, un jeune doctorant, de déchiffrer d’innombrables et énigmatiques tablettes d’argile, couvertes de «bottes de foin» ou de «spaghettis pas cuits». S’ensuit, aussi, une crise existentielle, que la fiction ne résout pas, mais que le formidable recul du temps – apporté par la figure de l’oiseleur Oubaram qui arpente, en 1770 av. J.- C., les toits de Mari, cité antique et disparue – tempère.
A la crise personnelle s’ajoute, bientôt, la guerre qui s’empare de la Syrie. Que faire des souvenirs d’un monde enfoui? Que faire des voyages? Que faire de l’horreur qui déchire le monde quand on aime tant le regarder, quand on voudrait tellement, encore, pouvoir le découvrir?
Par petites touches, en courts chapitres, en dressant, à la manière des tablettes antiques, ses propres listes, avec humour mais aussi gravité et tendresse, Aude Seigne explore les réponses possibles. Elle convoque des voix multiples pour tisser un récit vagabond, qui apparaît plus fort cependant lorsqu’il plonge dans l’altérité des gens, des lieux, des époques que lorsqu’il se penche sur les mystères du soi.
Samedi Culturel: Vous avez été saluée comme «écrivain-voyageur» pour votre premier livre. «Les Neiges de Damas» est-il pour vous un livre de voyage?
Aude Seigne : Les Neiges représente un voyage au sens métaphorique, au sens très large. Au départ, il y a un lieu étranger, Damas, mais ce lieu est le prétexte d’un voyage dans le temps et d’un voyage presque spirituel dans le développement d’Alice. C’est pourquoi je ne considère pas ce livre comme un récit de voyage. Il y a, certes, un séjour dans une ville mais ce séjour est marqué par le travail et la répétition. Quant à l’étiquette d’écrivain-voyageur, elle est à la fois flatteuse et très stéréotypée. Je ne me considère pas comme une représentante de cette tendance, qui est aussi une mode, car j’ai ma propre voie. Mais l’écriture et le voyage sont deux des aspects les plus importants de ma vie et il est vrai qu’ils se croisent souvent.
Vous passez de la chronique au roman. Pourquoi?
Chaque projet dicte sa propre forme. Dans les Chroniques, chaque chronique partait d’un même principe esthétique, répété une trentaine de fois à partir d’objets différents. Ici, j’avais un projet initial (un parallèle poétique entre l’analyse de soi et l’analyse du sol, une sorte d’archéologie) qui s’est ensuite complexifié (présence de l’écriture et des études mésopotamiennes, cyclicité de l’Histoire, situation syrienne, question de la responsabilité individuelle, du «comment grandir»). J’ai mis longtemps à trouver une forme qui me permette de tenir ces différents propos à la fois, et cette forme est le roman. Un roman qui traverse plusieurs époques et emprunte plusieurs voix narratives.
La fiction vous a-t-elle donné des sensations nouvelles?
Oui. C’est très grisant. Il y a quelque chose de jubilatoire dans le fait de créer des personnages qui n’existent et n’agissent que par la volonté de leur auteur. Contrairement à l’autofiction, on n’est plus sur un axe du «plus ou moins autobiographiquement véridique». Mais on n’est pas complètement libre non plus. J’ai découvert la forte teneur documentaire de l’écriture fictionnelle, surtout pour une époque aussi éloignée. Par exemple, pour Oubaram, même un geste banal comme celui de marcher dans la rue soulevait des questions. Le concept de rue existait-il à cette époque?
C’est peut-être aussi un livre sur l’écriture, de la plus antique à la plus neuve, la vôtre…
C’est une belle idée. Je serais heureuse que le livre soit lu sous cet angle-là. J’ai toujours été fascinée par l’écriture en tant qu’acte physique. Le fait qu’une certaine ligne tracée selon une certaine forme suscite (presque) la même idée dans tous les esprits est absolument incroyable. J’ai eu beaucoup de plaisir à imaginer la scène de l’écriture d’une tablette dans l’Antiquité, car je pense qu’il faut se rappeler d’où nous vient ce geste et à quel point il est important. Mais l’écriture se réinvente aussi en fonction de l’époque. Aujourd’hui le monde est très rapide et très mobile, la lecture est en concurrence avec beaucoup d’autres choses (images, séries, réseaux, multi-tasking). Une écriture contemporaine se doit de faire le poids face à tout cela, d’offrir un pendant sérieux et tout aussi attrayant.
Trouver sa langue, son écriture, c’est la question de l’écrivain…
Oui. C’est aussi pour cette raison qu’il m’a fallu autant de temps entre le premier et le deuxième livre. Je suis passée par toutes sortes d’interrogations générales sur ce que doivent être une «bonne» écriture et une «bonne» littérature aujourd’hui. Mais comme pour la structure, il y a une langue propre à porter chaque œuvre. L’écriture des Neiges est très dense, il y a un côté brut qui est très travaillé parce que j’essaie de faire mienne cette maxime de nombreux bons auteurs: «chaque mot compte».
Vous avez étudié les civilisations mésopotamiennes. Qu’en avez-vous gardé?
Tout comme le grec ancien (que j’ai étudié au collège et adoré), l’étude d’une langue comme le paléo-babylonien demande à la fois une grande rigueur et une grande autonomie. Ce sont deux choses que je valorise toujours aujourd’hui et que je cherche à maintenir là où elles sont utiles, dans la vie professionnelle par exemple ou pour mener à terme un projet comme un livre. Ce type d’études enseigne aussi la patience et la lenteur. On peut facilement passer des heures sur une phrase, voire s’interroger sur une forme verbale pendant des années!
La liste. D’où vous vient ce goût?
Depuis toute petite, j’aime organiser, faire les choses efficacement. Les listes peuvent s’inscrire dans cette tendance mais je dois aussi me rappeler que tout n’est pas réductible à des listes ou à des schémas rationnels! Il y a aussi d’autres types de listes, qui ont à voir avec un plaisir linéaire ou avec un plaisir des choses finies – réciter les 12 travaux de… ou les 7 merveilles… ou les capitales. Il y a un plaisir assez enfantin là-dedans. Le monde paraît simple sous forme de listes
Votre héroïne rêve de «terras incognitas», quelles sont les vôtres?
Je suis d’une génération assez désabusée, et j’ai l’impression qu’il est difficile de nous faire rêver aujourd’hui. C’est un peu ironique parce que j’ai une chance immense d’avoir déjà beaucoup vu, voyagé, vécu, on me dit parfois «on dirait que vous avez eu plusieurs vies mais vous êtes tellement jeune!». Du coup, et paradoxalement, ce qui m’intrigue le plus aujourd’hui, c’est la manière de vivre au quotidien tout en maintenant une harmonie entre les différents domaines de sa vie.
Vous êtes en voyage, alors que je vous pose ces questions. Toujours une «grande voyageuse»?
C’est drôle parce que le plus souvent c’est l’inverse qui se produit. Je reçois un mail disant «vous êtes certainement à l’autre bout du monde» alors que je suis simplement au travail… Tout dépend de ce que «grande voyageuse» veut dire. Je voyage moins et différemment parce que les choses me touchent plus. Il me faut aussi plus de temps pour me préparer et m’en remettre. J’essaie de ne pas commettre à nouveau l’erreur d’accumulation que j’ai pu vivre il y a dix ans. Mais j’ai réalisé récemment, c’est vrai, qu’après quelques mois de sédentarité, je piétine à nouveau de repartir, ou en tout cas d’en faire le projet…
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Aude Seigne
«Les Neiges de Damas»
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