En résumé: «Monsieur Blanc faisait partie de ces gens qui soutenaient résolument l’idée que, pour les choses importantes de la vie, rien ne valait la qualité suisse.»
Né à Winterthour en 1978, Roman Graf est une étoile montante de la littérature germanophone. Il vit entre sa ville natale et Leipzig, où il a étudié l’écriture à l’Institut littéraire. Publié en allemand en 2009, Monsieur Blanc est son premier roman, et un autre ouvrage de poésie est déjà paru en allemand (lire ci-contre). Dans Monsieur Blanc, plusieurs fois récompensé (il a notamment reçu le Prix Payot pour la version française dans la traduction de Pierre Deshusses), le jeune écrivain dresse un portrait ironique des Suisses. Il tourne en dérision leur esprit travailleur et consciencieux, raille leur peur de se mêler à l’étranger et de mettre en péril leur confort et leur qualité légendaires. Sans doute n’est-il pas anodin de trouver parmi les rares titres suisses traduits en France un livre qui conforte de manière si caricaturale l’image qu’on peut avoir de la Suisse à l’heure actuelle dans l’espace européen: un modèle de réussite, mais aussi d’égoïsme.
Car Monsieur Blanc est un vrai Suisse. Ses traits caractéristiques – l’amour du propre en ordre, la peur de faire mal – sont tellement exacerbés chez lui qu’il en devient un brin asocial, inadapté. Neutre, comme son nom le laisse supposer, rien ne s’accroche à lui et il ne s’accroche à rien. Il fait le ménage plusieurs fois par semaine, parce qu’il faut. De manière générale, il fait ce qu’il faut. En vrai Suisse, l’étranger lui fait peur. Il n’a quitté son cher pays qu’une seule fois, pour étudier à Cambridge. C’est là qu’il avait rencontré Heike – une Allemande, artiste passionnée, fragile, qui complétait si bien son propre pragmatisme.
Ce grand amour, aussi beau qu’improbable, il l’a abandonné sous prétexte que la demoiselle ne voulait pas vivre en Suisse. En vérité, on doute qu’il lui ait seulement jamais parlé de ses projets, de peur qu’elle refuse – ou qu’elle accepte.
Roman Graf partage son récit en deux parties, orientant la narration – avec autant de discrétion que son personnage – autour de cet acte déterminant. Car tout au long du roman, il est question de la vie de cet antihéros rouge et blanc, de ce qu’il en a fait, et surtout de ce qu’il n’en a pas fait. La première partie est intitulée: «Tout est possible». On y découvre pourtant un Monsieur Blanc particulièrement enferré dans un quotidien désespérant de grisaille: deux fois par semaine, il va manger chez sa mère, le reste du temps il travaille et rentre chez lui, seul. Depuis qu’il a quitté Heike – ses couleurs, sa véhémence, ses angoisses et sa joie de vivre – ou plutôt depuis qu’il a fui le chamboulement qu’elle incarnait, il ne se passe rien, et cela depuis vingt ans. Et lorsque le chamboulement s’impose malgré tout, et que Monsieur Blanc, démodé, perd son emploi (celui dont la sûreté même avait motivé son retour en Suisse au détriment de l’amour), qu’il perd sa mère de surcroît, son unique pilier, alors un petit souffle traverse sa vie, un instant il imagine partir, retrouver Heike. Soudain, il est «troublé par la possibilité enivrante de pouvoir mener une autre vie bien remplie avec Heike»… Une page plus tard, il a déjà renoncé à ce projet déraisonnable. Pour regagner un chemin plus sûr, une union de raison avec une femme qui le laisse se préoccuper d’abord de lui-même. Déjà, le temps des possibles est révolu: l’intitulé de la deuxième partie est à l’imparfait: «Où tout était possible».
La narration, elle aussi, est tatillonne. Les petites actions sont décrites par le menu tandis qu’on survole des décennies en un mot. Mais l’intérêt du roman réside avant tout dans l’ambivalence entre le récit à la troisième personne et une narration centrée sur le seul personnage. La première manière crée une certaine distance entre l’auteur et son objet, tandis que la deuxième entretient l’ambiguïté. Les personnages secondaires à ce titre sont caractéristiques. Sans accès à leur intériorité, on ne sait guère ce qu’ils veulent ni ce qu’ils pensent de ce vieux dadais égocentrique en face d’eux – mais on perçoit entre les lignes toute l’inadéquation dont ledit dadais fait preuve. A la fin du livre, Monsieur Blanc aurait presque gagné notre affection. Certes, son petit air satisfait a de quoi agacer et sa mauvaise foi est intacte – mais le voilà soudain capable de s’affirmer par un véritable acte de rébellion. Trop tard, sans aucun doute. Ce retard, l’échec de toute une vie, teinte le récit d’une mélancolie tragique, presque insoutenable.
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Roman Graf
«Monsieur Blanc»
Extrait