Un Néerlandais revenudes Indes dit le désespoirdes îles du bout du monde
A. Alberts est traduit pour la première fois en français. Ses nouvelles résonnent comme certains récits de Conrad et montrent l’absurdité profonde d’un monde colonial implanté parmi des hommes et des lieux auxquels il ne comprend rien
Un «trait blanc épais au pied des palmiers» qui, à mesure que l’on s’approche, se transforme en «sable douteux», quelques «huttes crasseuses»; un palanquin, enfin, où le nouvel arrivant prend place pour débarquer dans un village coincé entre l’eau salée et des kilomètres de forêts au nord et à l’ouest. A l’est, le vert règne également, mais, si on prend par là, on retombe très vite sur la mer…
Telle est la première vision d’Iles, étonnant recueil de nouvelles, né sous la plume de l’écrivain néerlandais A. Alberts (1911-1995). Alberts est un classique dans son pays, mais c’est la première fois qu’il est traduit en français aux éditions Piranha. Iles, malgré sa vive ironie et son caractère singulier, fait penser à certains textes de Conrad, où la condition humaine vacille au cœur des ténèbres tropicales.
Ce «trait blanc épais au pied des palmiers», c’est aussi la première vision du narrateur de la première nouvelle, intitulée «Vert». Fraîchement débarqué aux îles, il ne tardera pas à éprouver la vénéneuse douceur, l’ennui, l’effroi et la soif dévorante de l’administrateur colonial échoué, solitaire, sur un coin de plage.
A. Alberts n’a passé que sept ans dans les Indes néerlandaises – qui deviendront plus tard l’Indonésie. Mais ces sept années, dont la moitié dans un camp de concentration japonais sous l’occupation, furent, pour lui, mémorables puisque les «îles» nourriront durablement son œuvre. Dans la dernière nouvelle du recueil, «Par-delà l’horizon», le personnage qui dit «je» (très peu de gens ou d’endroits sont nommés dans ce livre) retrouve son «pays natal» alors qu’il est tout juste revenu «des îles». Il rêve encore des «îles; envisage d’y repartir et se sent désormais étranger parmi les siens. On le regarde avec curiosité ou mépris, comme quelqu’un qui revient de «là-bas», comme un membre d’une communauté mystérieuse qui se serait égaré, quelques années durant, dans les îles innombrables – elles sont plus de 13 000 – de l’archipel du bout du monde.
D’emblée A. Alberts installe un étonnant sentiment d’étrangeté. L’exotisme des lieux y est sans doute pour quelque chose, mais pas leur pittoresque. L’écrivain s’efforce, en effet, d’en gommer toute trace. Il n’y a presque aucun nom de lieu; la distinction entre les colons, les membres de l’administration et les Indonésiens ne saute pas aux yeux. On la devine grâce à la fonction dominante des uns, et, à l’attitude à la fois distante et serviable des autres. Nulle mention de la couleur de peau, ou des vêtements. Tout au plus la langue indonésienne affleure-t-elle quelquefois.
Comme sur les photographies anciennes des villes coloniales, les Blancs semblent évoluer dans un pays presque vide, sage, et qui, surtout, se dérobe sans cesse devant l’occupant. La politesse remarquable des Indonésiens paraît dresser, entre eux et leurs «maîtres», un mur aussi impénétrable qu’une épaisse forêt vierge.
Voilà ce qui frappe à la lecture de ces belles nouvelles. La solitude des héros de ces différentes histoires est intense. Leur paresse immense, même si tout à coup des accès de zèle un peu frénétique les tirent de leur torpeur. Il faut parfois lâcher sa sieste et son rhum pour se mettre en chasse d’un renégat, qui brûle soudain des villages, entraînant à sa suite une troupe rebelle. Mais tout cela se fait sans conviction, et le poursuivant, qui incarne pourtant la justice coloniale, ne cesse de s’identifier au gibier qu’il pourchasse… Ailleurs, c’est un entrepreneur qui rêve de mettre la main sur un trésor minier, mais l’expédition décisive tourne à l’excursion et se termine par un bon repas dans un palais désert. Ici où là règne un roi, qu’on traite avec déférence même s’il est assujetti. Ailleurs encore, un navigateur optimiste passe d’île en île à la recherche de fabuleux plongeurs. Mais nul ne comprend ce qu’il cherche. Il rentrera bredouille sans avoir pu expliquer vraiment ce qu’il cherchait.
Dans la postface, également traduite du néerlandais, Rob Nieuwenhuys explique qu’A. Alberts passait souvent pour un auteur comique aux yeux de ses lecteurs néerlandais. Mais l’écrivain lui-même se récriait lorsqu’on lui proposait une telle lecture de ses textes.
Si l’ironie et les mauvais tours du destin guettent, en effet, les personnages de ces Iles , c’est l’absurde qui règne ici en maître. Ces Néerlandais égarés parmi les îles, perdus dans la forêt, incapables de communiquer avec ceux qui les entourent, malgré leur bonne volonté, inspirent finalement au lecteur une sorte de pitié. Il y a là, sans doute, sinon une disqualification subtile de l’aventure coloniale, du moins un questionnement récurrent sur ce qui a poussé des gens à s’emparer d’îles du bout du monde, à plusieurs mois de bateau pour, finalement, s’enrichir certes un peu, mais sans parvenir à saisir vraiment ces lieux et ces hommes lointains.
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A. Alberts
«Iles»
«Le roi laisse un grand nombre d’oiseaux nicher dans cette pièce. Ils entrent par les ouvertures sous les tuiles. Le roi vend leurs fientes»