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Après «Frère d’âme» perdu dans la Grande Guerre, David Diop suit le naturaliste Michel Adanson dans son voyage au Sénégal. Une tragique histoire d’amour et d’amitié sur fond de traite atlantique

Dans Frère d’âme (Seuil, 2018), David Diop faisait entendre les voix de deux tirailleurs sénégalais pris dans la tourmente de la Grande Guerre. Ce roman a reçu plusieurs prix, dont le Prix Kourouma, et, dans sa traduction en anglais, le Booker Prize qui lui a donné une diffusion mondiale – «dans tout le Commonwealth, aux Etats-Unis et jusqu’au Kerala», s’étonne au téléphone l’auteur, pris depuis dans un tourbillon médiatique. La langue rude et lyrique de Frère d’âme, avec ses rythmes répétitifs, résonnait comme une traduction du wolof des deux «plus que frères». «C’est la langue de mon père, celle du Sénégal où j’ai grandi, des copains, de la famille. Je ne la pratique même pas très bien à l’oral. Le français de ma mère est ma langue, celle dans laquelle j’écris et je travaille», dit ce professeur à l’Université de Pau.
Avec La Porte du voyage sans retour, il opère un grand écart et rejoint son domaine de recherche: l’image de l’Afrique dans la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce roman au langage soutenu s’inscrit dans la tradition, chère à l’époque, de la confession posthume, de la lettre cachée, des meubles à double fond et des histoires enchâssées.
Apprentissage du wolof
Au centre, principal narrateur, un botaniste resté dans l’ombre des grands naturalistes de l’époque, Michel Adanson (1727-1806). «C’est un personnage attachant, ambigu pour lequel j’ai beaucoup d’affection. Très jeune, il entreprend un voyage au Sénégal pour en étudier les plantes et, à la différence de ses contemporains de la Concession, il considère les Africains comme des interlocuteurs. Il apprend le wolof, va jusqu’à le transcrire en caractères latins, recueille des contes et constitue un lexique. C’est un chercheur sénégalais, Ousmane Seydi, auteur d’une thèse sur Adanson à l’Université de Bâle, qui m’a mis sur la piste de ses brouillons au Muséum à Paris!»
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Mal considéré par le directeur de la Concession française, Estoupan de la Bruë, et par son frère, Monsieur de Saint-Jean, gouverneur de l’île de Gorée, le jeune Adanson peine à accomplir son travail scientifique qui se révélera pourtant d’une importance majeure. A son retour, il parvient à se faire élire à l’académie mais échoue à faire éditer son grand œuvre, l’Orbe universel, un projet encyclopédique auquel il consacre tout le reste de sa vie. «Il a été victime d’injustices, il en a conçu de l’amertume. Le monde académique n’a pas été tendre pour lui, j’ironise un peu là-dessus.»
Aglaé, la fille d’Adanson, continue l’œuvre de son père en créant, dans le parc de son château de Balaine dans l’Allier, un arboretum qui se visite encore aujourd’hui. David Diop consacre de belles pages à ce jardin et à celle qui l’a conçu: «Je l’aime beaucoup. C’est une femme forte, elle est déjà dans le XIXe siècle, proche des héroïnes de George Sand. Elle développe des idées intéressantes en économie domestique et gère avec intelligence l’héritage paternel.»
Une «revenante»
Une autre femme forte occupe le centre du roman, Maram Seck, une figure que David Diop a inventée pour donner au récit un caractère romanesque. A Saint-Louis, Adanson se voit doté de ce qu’on appellerait aujourd’hui un facilitateur, un très futé jeune homme d’origine royale, Ndiak, qui deviendra son protecteur et aussi son ami intime, prêt à tous les sacrifices. Alors qu’ils herborisent, ils entendent parler de la «revenante»: Maram Seck, nièce d’un chef de village qui avait sauvé la vie d’Adanson, aurait été enlevée par des inconnus pour reparaître trois ans plus tard, «revenue vivante d’au-delà des mers dans ce pays dont pourtant les esclaves ne reviennent jamais».
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Ce récit invraisemblable attise la curiosité du jeune savant et de son guide. Sous prétexte d’aller rechercher des ressources d’indigo et de rencontrer le roi du Kayor pour le compte de la Concession, les jeunes gens se mettent en route. «A cette époque précoloniale, Français et Anglais négociaient chacun de son côté avec les rois africains qui posaient leurs conditions avant de coopérer tant pour le bois d’ébène que pour la traite des esclaves.»
Par un de ces hasards dont les romans de l’époque sont friands, Adanson et Ndiak retrouvent Maram. Mise en confiance par ce Blanc atypique qui parle sa langue, la jeune femme lui raconte comment, violée par son oncle puis vendue comme objet sexuel au gouverneur de Gorée, elle a réussi à s’enfuir et à dissimuler son identité en exerçant comme guérisseuse dans un village éloigné en attendant de se venger.
Impossible union
Son récit, transcrit par Adanson lui-même, occupe la partie centrale du roman. Passionnément amoureux d’elle, il mesure avec douleur l’impossibilité d’une union dont Maram elle-même ne voudrait probablement pas: «N’aurais-je pas tenté, si je l’avais épousée, de la rendre acceptable pour mon entourage en substituant mes certitudes aux siennes? Pour que le monde d’où je viens me pardonne de me marier avec une Négresse, n’aurais-je pas désiré l’arracher à sa peau de serpent, lui enseigner à parler le français à la perfection et l’instruire avec soin des préceptes de ma religion», reconnaît Adanson, lucide, dans la lettre posthume à sa fille qui compose la charpente du roman. La question ne se pose pas: Maram connaîtra une fin de tragédie, laissant au cœur du savant une plaie ouverte qu’il tentera d’oublier en se précipitant dans son projet scientifique démesuré. Il se sent coupable de la mort de son aimée et s’identifie à Orphée. «On pleure beaucoup dans ce livre, au XVIIIe siècle, on avait la larme facile et même les hommes laissaient libre cours à leurs émotions», sourit David Diop.
«La porte du voyage sans retour», c’est ainsi qu’on a nommé la «maison des esclaves» sur l’île de Gorée. Ce nom donne son titre au livre dont la traite atlantique est un des motifs essentiels, avec l’exploitation des richesses naturelles, surtout le bois d’ébène. Adanson a des préoccupations écologiques et des curiosités ethnographiques d’avant-garde. Mais, homme de son temps, même s’il respecte les Africains et condamne la traite, il ne met pas en cause la présence des Français et propose même un système qui produirait sur place, sans déplacer les esclaves, les richesses dont la métropole a besoin. C’est un homme des Lumières, avec toutes ses contradictions – ne va-t-il pas, de rage et d’impuissance, jusqu’à incendier sa chère forêt – mais c’est justement ces faiblesses qui le rendent émouvant.
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A travers le regard de ce naturaliste émerveillé, David Diop restitue la beauté, la fragilité et la violence du vivant sous toutes ses formes. Il sait aussi faire passer à travers les objets – une peau de boa, une selle de cheval anglaise, une fleur d’hibiscus séchée – toute l’épaisseur et la complexité des relations humaines. Car une mission attend Aglaé à la fin de la lettre: aller apporter le collier de pacotille de Maram à une esclave affranchie dont le portrait a bouleversé son père qui a cru y voir son aimée. Mais la femme refuse ce cadeau tout comme elle déteste sa propre image dénudée offerte au regard de tous. Rien n’est jamais réparé, il n’y a pas de retour.
David Diop
La Porte du voyage sans retour
Seuil, 254 p.