Un père et sa fille, emmurés dans la folie
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Gabriel Tallent signe un premier roman ultra-violent, «My Absolute Darling», où le rêve de reconstruire une civilisation en lambeaux se joue à balles réelles, parmi les séquoias californiens

Un père désaxé. Sa fille adolescente. Des armes à feu partout. Encore inconnu de ce côté-ci de l’Atlantique, Gabriel Tallent – un ange noir né au Nouveau-Mexique en 1987 – signe un premier roman d’une violence parfois insoutenable, sans pourtant jamais forcer le trait, comme si la sauvagerie était la chose la plus anodine dans cette histoire où Joyce Carol Oates va à la rencontre de Donald Ray Pollock – l’auteur du Diable tout le temps.
Une boule de nerfs virtuose de la gâchette
Nous sommes au creux d’une colline déserte de la côte californienne, près de Mendocino, dans une bicoque jonchée de boîtes de conserve, de pièges à rats, de colts et de carabines. Dans ce qui sert de salon, une fenêtre a été barricadée avec des plaques de métal couvertes de cibles de tir. C’est là que se terre Martin Alveston, un écorché vif qui ne s’est jamais remis de la mort de sa femme, avalée par la mer – sans doute un suicide. De plus en plus déséquilibré depuis cette disparition, furieusement misanthrope, autodidacte cherchant l’apaisement dans la lecture de Marc Aurèle, il élève seul sa fille Turtle – alias Julia, alias Croquette, alias my absolute darling – qui, à 14 ans, sait déjà manier les armes en virtuose de la gâchette. Ses jouets? Un véritable arsenal, qu’elle préfère aux manuels scolaires de son collège, unique théâtre de sa vie sociale où elle passe pour un cas désespéré.
Une boule de nerfs, cette Turtle. Un brasier de sensibilité et de franchise sous sa carapace de tortue. «Quand je grandirai, je serai franche, dure et dangereuse, je ne serai jamais une sale conne sournoise, souriante et menteuse», lance cette petite sœur délabrée de Huckleberry Finn qui, la nuit, adore se glisser entre les séquoias pour s’aventurer dans les bois, où sa part de sauvagerie «semble s’épanouir comme une fleur». Les pins et les myrtilliers, «elle les identifie dans l’obscurité par l’aspect lustré de leurs feuilles» avant de cueillir tout ce que les fossés contiennent de cresson et de plantes miraculeuses – une thérapie au clair de lune.
Père incestueux
Et lorsqu’elle retourne au bercail, elle y retrouve Martin, enfermé dans sa folie. «Un colossal enfoiré», dit un personnage du roman. «Le pire des salopards», qui aime pourtant sa fille à la folie. Ou, plutôt, qui croit l’aimer. Qui la dorlote comme un caniche quand il la prend dans ses bras pour la violer. Et qui lui laissera une cicatrice au bas du ventre après l’avoir tabassée à coups de tisonnier. Tout ça, prétend-il, «parce que je t’ai faite et que tu es à moi». Mais Turtle ne se révolte pas. L’inceste? Elle ne sait pas ce que ça veut dire. Elle en ignore les conséquences.
Et lorsqu’elle en aura assez des offensives de cette bête affamée, elle aura suffisamment de chevrotines au fond de son chargeur afin que ça cesse, bien qu’elle mesure à quel point, dans ses moments de lucidité, ce père prédateur s’escrime à la protéger d’une société qu’il juge totalement détraquée. «Quand elle voit les efforts qu’il fait pour elle, écrit Tallent, elle a envie de l’envelopper de tout son amour.»
«Anti-Lolita»
Entre barbarie et candeur, horreur et innocence, haine et pardon, le romancier déplace le curseur. Il ne les oppose jamais. Pas de manichéisme dans ces pages où, au détour de certaines scènes, il dépeint une génération en quête de résilience. Et où les sévices endurés par son héroïne – une anti-Lolita – ne sont que le miroir d’autres égarements, ceux de notre époque. «Comment on a pu me faire naître dans un monde aussi merdique? Comment peut-on élever une enfant en compagnie de tous ces connards égocentriques qui ont détruit le monde?» s’insurge Turtle. Laquelle finira par s’éclipser vers l’océan en compagnie de Jacob et de Brett, deux garçons qui seront ses anges gardiens tandis que le roman cherche sa lumière du côté de Jules Verne, de Stevenson et de Jack London.
Bientôt égarés dans un inextricable dédale d’îlots et de rochers envahis par la marée, ces nouveaux Robinson devront apprendre à survivre avec les moyens du bord. Au large, en pleine mer, Brett croit qu’il existe un atoll fait de déchets flottants, un désert de polystyrène et de coques de navires rouillées. Il veut y entraîner ses deux camarades, devenir pirate, «afin de se réapproprier les détritus d’une civilisation en déclin et de construire une utopie à partir de ses cendres».
Gabriel Tallent raconte les raisons qui l'ont poussé à écrire «My Absolute Darling»:
Pour Turtle, le retour à la réalité ne changera rien à ses tourments ni à son combat pour se reconstruire, dans cette Californie jonchée de douilles brûlantes où Martin obligera sa fille à jouer les Guillaume Tell, revolver au poing, avec une cible vivante au bout de son viseur. Galvanisé par une tension narrative qui monte d’un cran à chaque chapitre, taxé de «chef-d’œuvre» par Stephen King, My Absolute Darling a parfois des allures de western mais, cette fois, les aimables cow-boys ont passé le relais à des pistoleros psychopathes. Une découverte de taille, sous les assauts d’une écriture chauffée à blanc, qui puise sa beauté dans la fange de notre condition.
Gabriel Tallent, «My Absolute Darling», traduit de l’américain par Laura Derajinski, Gallmeister, 460 p.