La Calabre? L’image la plus répandue est celle d’un morceau du sud de l’Italie où règnent la pauvreté et une puissante mafia, la 'Ndrangheta. Les touristes y découvrent des plages paradisiaques et, moins souvent, son patrimoine archéologique. Emanuele Trevi, essayiste, romancier et critique littéraire bien connu, dépeint surtout, d’une manière à la fois allégorique et réaliste, une terre sauvage et désenchantée. Loin de la magnifier, il décrit une nature aussi âpre que superbe et des villages reculés peuplés de gens peu engageants, le plus souvent rivés à la télévision, même les tueurs. Mais la narration s’inscrit dans la perspective profondément humaine de l’amitié liant deux hommes.

Le Rat est un prêtre défroqué reconverti en livreur de légumes. Depuis l’enfance, il est lié au Délinquant, un homosexuel cocaïnomane sur qui veillent les Oncles. Orphelins l’un et l’autre, les deux hommes sont aussi complices que dissemblables. La trame principale du roman tient à la verve oratoire déployée par le Rat sur Télé Radio Sirène, une chaîne privée diffusant des pubs locales entrecoupées d’émissions d’une totale médiocrité. Directeur de cette station par la grâce des Oncles, le Délinquant accepte aussitôt la proposition de son ami: un espace de trente minutes de radio. Sous le titre Les Aventures de Pinocchio le Calabrais, il se propose non pas de raconter l’histoire de Pinocchio mais d’improviser à partir des aventures de la célèbre marionnette.

Une langue somptueuse

Inspiré tel un prophète, «d’une voix monotone et exaltée», le Rat déclame sur Télé Radio Sirène de longs sermons vibrants faisant de Pinocchio le symbole de «l’âme de bois» des Calabrais, une âme libre et sauvage comme celle de Pinocchio, affirme-t-il, et profondément étrangère à tout esprit cosmopolite. Il s’inscrit aux antipodes de la «science des communications», ainsi malicieusement définie par Trevi: «science complexe qui consiste à vous remplir la tête de conneries».

Dès le premier «sermon», posté sur YouTube, le Rat devient une star locale écoutée aux quatre coins de la Calabre. Son discours ambigu finit par attirer l’attention en dehors de la région. Un quotidien national écoute les propos du Rat d’une tout autre oreille que ses fans. Il n’y voit pas une simple tentative de rendre leur fierté aux Calabrais. La journaliste n’y décèle qu’élucubrations dignes d’un anti-Roberto Saviano, le célèbre auteur engagé contre la Camorra napolitaine.

Son univers assez glauque pourrait faire de ce roman une sorte d’épreuve s’il n’était illuminé par une langue somptueuse, bien sûr servie par une traduction de haute qualité. Incisive, fouaillant au cœur des ambiguïtés narratives, cette prose offre en sus de véritables aphorismes dans la respiration même des phrases.


Emanuele Trevi, «Le Peuple de bois», traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, p. 285.