Certains petits livres en valent bien des grands. Ainsi en va-t-il du bref texte que publie Alain Supiot, Le travail n’est pas une marchandise. Il est vrai que les circonstances se prêtaient à l’intervention synthétique, brève et incisive: il s’agit en effet de sa leçon de clôture prononcée en mai dernier au Collège de France, où il a été titulaire pendant sept ans de la chaire «Etat social et mondialisation».

L’ouvrage est consacré à une analyse juridique des mutations du travail au XXIe siècle, et il est placé sous le double signe de l’impact du numérique sur l’organisation sociale et de la crise écologique résultant de notre modèle de développement. Or, pour Alain Supiot, c’est le statut du travail qui se trouve à la charnière des deux. Le fond du problème, c’est qu’aujourd’hui le travail est lui-même devenu une marchandise. Tout dans le travail – le contrat, mais aussi son sens et son contenu – est désormais soumis aux exigences du marché.

Le travail n’est pas une marchandise

Pourtant, la Déclaration de Philadelphie de 1944 l’avait proclamé haut et fort: «Le travail n’est pas une marchandise.» Tout à l’inverse de cette conception, «le tournant néolibéral entamé depuis trente ans n’a pas conduit à rouvrir un débat démocratique sur la question de savoir que produire et comment produire, mais a assigné au contraire aux Etats de nouveaux objectifs chiffrés de disciplines budgétaires ou monétaires et de réduction des impôts et des prestations sociales». La gestion numérique à tous les étages de la société n’a fait évidemment que renforcer cette obsession quantitativiste (dont Alain Supiot avait magistralement éclairé les rouages dans son maître ouvrage de 2015, La Gouvernance par les nombres).

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On peut lire ce petit livre comme un réquisitoire tranchant contre les politiques néolibérales; ou comme le diagnostic alarmant posé sur une société qui tourne comme une roue de hamster; mais aussi comme un appel à s’émanciper du règne de la marchandise, et à conférer au travail un statut «qui combine liberté, sécurité et responsabilité». A ce titre, l’étude de cas finale sur la recherche universitaire devrait être une lecture obligatoire pour les académiques du monde entier.

Pour remettre ces exigences à l’ordre du jour, nous avons besoin, pour Alain Supiot, d’institutions stables qui ne considèrent pas la société comme une entreprise, l’humain comme un capital. On lit au passage avec délectation que la notion de «capital humain» n’a pas été inventée par Gary Becker, le Prix Nobel pape de l’école de Chicago, mais par Joseph Staline, auteur en 1935 de L’Homme, le capital le plus précieux… La dictature du chiffre n’a décidément pas de frontière.


Alain Supiot, «Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle», Ed. du Collège de France, 69 p.