A la première page, au retour de son voyage dans le Sud, Anna trouve une femme sur le mur de la chambre où elle se tient d’habitude pour corriger ses copies: «On aurait dit qu’elle jaillissait de la paroi, le corps arqué à la manière d’une gargouille ou d’une figure de proue.» Les visiteurs, comme Anna elle-même, s’efforcent d’ignorer cette créature muette, qui pue un peu, semble souffrir, tente parfois de s’évader de sa prison et, un jour, disparaît.

Sous des dehors anodins, légers, l’étrangeté fait volontiers irruption dans le monde de Marina Salzmann. Avant ce premier roman, l’auteure s’est fait connaître par deux recueils de nouvelles, Entre deux et Safran (Bernard Campiche, 2012 et 2015), qui présentaient déjà cet alliage subtil. Ce qui se passe dans La Tour d’abandon tient en peu de mots. Anna est en quête des traces de son frère jumeau, Pablo, qui a disparu sans un mot. Elle vit dans une ville – Genève, très reconnaissable – où elle enseigne, tout comme la romancière. Elle vit dans un immeuble décati dont les appartements s’échelonnent autour de l’axe d’un escalier en vis. Elle a pour voisine et amie Tess, une journaliste d’origine portugaise. Toutes deux traversent les saisons d’une année avec une poignée d’amis: Frost, l’écrivain, Leibniz, le peintre, et l’oncle Jean que sa femme, Vita, ne peut se résoudre à laisser mourir, Ulysse, un libraire désespéré, et quelques autres.

Le mystère de la Nativité

Une trame toute simple, aussi trompeuse que les volutes de l’escalier, que celle de cette Tour d’abandon. L’édifice lui-même est à l’abandon, et on ne sait pas trop qui s’y abandonne et à quoi. Anna, au sommeil, en tout cas, puisqu’elle souffre de narcolepsie et s’endort devant ses élèves ébahis ou dans la baignoire de la salle de bains commune, au sous-sol.

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Elle vit seule, en compagnie d’un chien «à l’éthique de fer», abandonné lui aussi, qui l’a élue pour maîtresse et qu’elle a nommé Trouvé. Un tableau du Caravage hante le récit. Cette Nativité, dérobée dans une église italienne, a passé de receleur en receleur. A-t-elle été détruite ou gît-elle encore dans quelque cachette oubliée de tous? Pablo enquêtait sur le sort de cette œuvre quand il a disparu. La maffia a-t-elle éliminé ce jeune homme trop curieux? On n’en saura rien, car La Tour d’abandon est tout sauf un roman policier, même s’il y a un meurtre. Mais celui-ci sert surtout à faire entrer la violence du monde dans l’univers apparemment idyllique de la tour. Il permet aussi, habilement, d’éclairer le passé de Tess, la journaliste au bras unique, née sous X, et par lui, un pan occulté de l’histoire du Portugal.

Je fais partie de ce qui reste en vie pour ne pas oublier à quel point la mort gigantesque nous entoure

Avec l’apparition de la femme dans le mur, une dimension fantastique imprègne le récit d’emblée. Mais il ne s’attarde pas sur cette figure, on ne saura pas d’où elle vient ni où elle va, de quoi est faite sa souffrance. Sous ses pieds, qu’on ne voit qu’en s’allongeant sur le sol, une rose des vents tatouée forme le mot «SONGE». Une atmosphère onirique règne sur tout le récit. Il est parsemé de rêves, de contes, de détails incongrus, de digressions qui font son charme. Les contes ne sont pas roses, les rêves, souvent des cauchemars, et les lettres atteignent rarement leurs destinataires ou trop tard.

Viols en temps de guerre

Passe l’ombre du Joueur de flûte qui emporte les enfants vers des idéaux trompeurs. Un souvenir de vacances entre copains s’achève sur un viol qui en renvoie à d’autres, perpétrés dans des pays en guerre, aujourd’hui. Un moment de lâcheté pèse sur toute une vie, et même sur deux. Leibniz, le peintre, l’Indien, qui fixe sur la toile les rêves de ses amis, connaît aussi l’asile et les abîmes de la folie. Le meurtre d’Holopherne, peint par Le Caravage, encore lui, a accompagné Pablo dans sa propre déraison.

On s’habitue à circuler dans les rêves des uns et des autres, comme dans un pays. La réalité parfois s’y inclut, comme si elle-même était un rêve

Bouffons de conte de fées

Même si tous les personnages dansent au bord de l’abîme, leur danse n’est pas macabre ni pesante. Il y a une grâce dans l’écriture de Marina Salzmann, dans la façon dont les strates de son récit s’enlacent, dont la voix narrative glisse de personnage en personnage. Les policiers qui enquêtent sur la mort d’un jeune skinhead se racontent des blagues débiles. Frost est humilié par l’animateur d’une émission littéraire ridicule. Deux bouffons de conte de fées, un prince et un comte, surgissent de nulle part pour guider Anna dans sa ville italienne, pendant que les meubles pleuvent des balcons. Jean-Luc Godard – en 1987 – sur YouTube, cité page 109, donne peut-être la clé de ce livre énigmatique. Le cinéaste parle, en hésitant, de la liaison perdue entre l’histoire et le sujet: «Faut trouver une histoire, mais faut comprendre qu’est-ce que c’est qu’une… qu’avoir une place sur la Terre.»


Marina Salzmann, «La Tour d’abandon», Bernard Campiche, 176 p.