Ménageant une distance surprenante, quelques fois déstabilisante, avec ses personnages, jamais Gudbergur Bergsson ne révèle les noms des uns et des autres, préférant les désigner par leurs liens familiaux. Un peu comme si l’immuabilité du lieu se transférait aux humains: ils sont les passeurs d’une histoire appelée à se renouveler. Or le conflit mondial s’apprête à s’étendre jusqu’aux confins de la terre, et même de ce lieu où «le seul horizon d’attente se résume à un éventuel changement dans la météo, mais en général le ciel est couvert». Aubaine ou catastrophe, la guerre et ses visiteurs vont peu à peu chambouler le frêle écosystème qui régnait jusque-là dans la ferme isolée. Une génération après l’autre, ses habitants s’émancipent du paysage — et c’est cette étrange métamorphose que raconte en creux notre roman, avec une bonne dose de désillusion.
C’est d’abord un déserteur allemand que la famille accepte de cacher dans une grotte, bientôt chassé par un détachement anglais qui plante son campement sur la lande. Puis arriveront les Américains victorieux. Ainsi l’auteur, né en 1932, écrit-il une version transversale de l’histoire de l’Islande, une histoire qui est aussi la sienne. Il en remonte le fil jusqu’à nos jours, poursuivant de sa plume des personnages dont les vies gravitent autour de la maison recluse, remplie d’anecdotes qui resurgissent de page en page. A la fois abri contre les terreurs du monde et refuge solitaire, elle se fait le terreau du conte allégorique de Bergsson.
Gudbergur Bergsson, «Il n’en revint que trois», traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 207 p.