Une héroïne à la croisée des violences
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Par des phrases courtes décochées avec précision, «Otages» de Nina Bouraoui suit le monologue intérieur d’une ouvrière acculée par la pression économique et sexiste

Dès les premières pages d’Otages de Nina Bouraoui, la catastrophe à venir se fait sentir, à la façon d’une lente macération. La narratrice, Sylvie Meyer, a 53 ans. Elle est ouvrière, cheffe de section à la Cagex, une usine de caoutchouc. Elle raconte qu’un matin Gilles l’a quittée, coupant net leur relation «jaune pâle». «Il y avait un mur entre mon mari et moi. Au début c’était une petite ligne, puis une petite marche. On se voyait encore tout en trébuchant quand on s’approchait l’un de l’autre.»
L’amorce du roman est la dissection d’une défaite amoureuse étouffée dans la routine. La gestation d’une violence qui ne s’est pas exprimée, pétrie dans l’accumulation. «J’étais triste, sans l’admettre. Je crois que c’est à partir de ce moment-là que quelque chose s’est décroché de moi.»
Mais ce n’est pas la première des douleurs rentrées de Sylvie Meyer. Elle porte aussi une violence sociale, dans laquelle l’impensable, pour une mère de deux enfants sans antécédent judiciaire, va s’inviter comme une pulsion plausible. «Les choses que l’on ne veut pas regarder, ou admettre, grandissent dans votre dos.»
«L’œil de Moscou»
Le point de rupture – le deuxième, donc – surviendra après que Sylvie Meyer, superviseuse des «abeilles», les autres travailleuses de l’usine placées sous sa responsabilité, est chargée de faire le sale boulot par Victor Andrieu, son patron. Lâche, il manipule Sylvie pour en faire «l’œil de Moscou» de la direction parmi les siennes. Elle doit dresser des listes pour distinguer les maillons faibles des bonnes ouvrières. Elle prend du galon sur le dos de la sororité. A la saveur de ce petit pouvoir provisoire, cette miette de dignité retrouvée dans la vie morne, Sylvie Meyer se prend au jeu du chantage avant de subir la douche froide d’une nouvelle humiliation chargée de sexisme et de mépris de classe.
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Mais ce n’est pas tant ce que va faire Sylvie Meyer qui importe. Ce qui convainc dans Otages, c’est plus largement l’observation du cumul des violences et des vulnérabilités que subissent les femmes. Nina Bouraoui décrit l’endurance dans les expériences subies sous pression économique et patriarcale et ce que la violence produit jusque dans l’intimité. Au-delà des inégalités structurelles au travail, le spectre du viol se tient toujours tapi quelque part. Nina Bouraoui l’explore ici comme une prise d’otage supplémentaire et indélébile, une cassure structurant les premières expériences affectives et sexuelles de son personnage. Comme dans la plupart de ses œuvres, le motif du souvenir vient constamment renseigner le présent.
Sentiments mitraillettes
Nina Bouraoui interroge la liberté comme un besoin et un leurre. «Au moins il m’arrivait quelque chose», glisse Sylvie qui semble agir comme un fantôme. Son geste n’est pas si spectaculaire. Il est tenté dans une sorte de résignation, comme écrasé à l’avance. Il rend la rébellion de Sylvie d’autant plus réaliste, prisonnière qu’elle est d’une violence systémique qui la dépasse de toute façon. Mais, furtivement, Sylvie existe et redevient «quelqu’un qui compte», fière de venger les travailleurs.
Otages se lit d’une traite. C’est un flot de phrases courtes, de sentiments mitraillettes décochés avec précision. Habituée à l’autofiction, Nina Bouraoui nous accroche par la maîtrise du monologue intérieur. On est peu surpris d’apprendre que l’œuvre était à l’origine une pièce de théâtre, jouée en 2015. Le texte est réactualisé en roman au moment où les grèves en France de décembre 2019 et de début 2020 donnent encore de l’écho.
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La présence du patron au travers d’une litanie d’injonctions sonne par contre de façon trop théâtrale, artificielle presque, tout comme le choix d’un épilogue en forme de lettre de Sylvie Meyer à son ex-mari. C’est lorsque l’ouvrière est seule que le projet de Nina Bouraoui touche juste et rend véritablement «hommage aux otages économiques et amoureux que nous sommes».
ROMAN
Nina Bouraoui
Otages
JC Lattès
170 pages