A mon amateur de polar insomniaque

La porte du hangar à bateaux reste ouverte. Le soleil se lève sur les monts. Un mince filet de sang s’écoule, goutte à goutte, dans le lac. Jack, dit «D’jack», tire une cigarette de son paquet froissé, la flamme éclaire son visage blafard. Elle est là. Accroupi sur le ponton, Jack sonde l’eau noire. La surface est lisse, tout autour le silence, pourtant, il le sait, il le sent: elle est là. Des années qu’il la traque, des années qu’il… pris d’une forte démangeaison au milieu des omoplates, Jack se gratte frénétiquement, gesticulant dans son caban noir, essayant en vain d’atteindre l’irritation. La clope s’échappe de ses lèvres fines, roule sur le bois, une main derrière le dos, l’autre lancée pour la rattraper, la cigarette lui échappe, tombe dans l’eau. D’un coup d’épaule énervé, Jack redonne un semblant de forme à son manteau. Se repositionne accroupi, façon cow-boy qui taille son bout de bois: fesse gauche contre le talon, avant-bras droit sur le genou, regard à l’horizon. Des années qu’il la traque, des années qu’il la poursuit, de pays en pays, de lac en lac, jamais il…

– Hé vous comptez pas la laisser là j’espère?

Jack vacille sur sa fesse gauche, se retourne. Un homme à vélo sur la berge derrière lui.

– Votre cigarette là. L’eau est propre, on compte bien qu’elle reste comme ça.

– Bien m’sieur!

L’homme repart, droit sur sa selle, slalomant entre les touffes d’herbe du petit chemin.

Jack se penche au bord du ponton, le bout des doigts atteignant presque la cigarette molle, en vain. Changement de tactique: assis tout au bord, il lance sa jambe en avant et essaie de ramener la cigarette vers lui du bout de sa chaussure noire. Tendu au maximum, les bras en appui derrière le dos, cambré comme les mannequins en maillot au bord d’une piscine, Jack grimace. Les éclaboussures font dériver la cigarette. Affolé son pied s’abat plus fort, plus loin, les splashs résonnent dans le petit matin jusqu’à ce qu’enfin il récupère les morceaux de la clope mise en pièces, poussière de tabac et filtre orange qu’il fourre dans la poche de son pantalon noir. Il se lève d’un bond, ébouriffe ses cheveux en se grattant la tête et lance un regard de défi à l’étendue d’eau devant lui. «Où que tu te caches, je te trouverai!»

Décidé, il s’élance sur le chemin de terre qui borde le lac, accompagné par les floc floc de sa chaussure trempée.

Le lac de la Brèche est petit, flanqué entre un golfe et le bord du Rhône. Tout autour, les Alpes valaisannes se reflètent, massives, leur sommet toujours enneigé, leur flanc sombre de sapins. Elles entourent le lac, comme une prison, comme un abri, elles regardent passer les ères, indifférentes au temps des Hommes. C’est une créature pareille à ces montagnes qu’il pourchasse, un adversaire millénaire. De pays en pays, de lac en lac, jamais il n’abandonnera, il ira jusqu’au bout, jusqu’à la regarder dans les yeux. Jack suit le chemin au bord de l'eau, mains enfoncées dans ses poches noires, il ressasse sa quête, la quête d’une vie, contraint à la solitude, incompris, rejeté, moqué parfois, on le prend pour un fou lui qui est convaincu du lien entre Charybde et Scylla, Jörmungandr, le Léviathan et Cthulhu.

Il tire une cigarette de son paquet froissé, la flamme éclaire son visage blafard. Déjà, son pull noir lui colle au dos. Il scrute le lac de son regard perçant pendant que de son petit doigt il se gratte l’entrée de l’oreille. Il doit se dépêcher, bientôt les baigneurs envahiront les berges, dissiperont les éventuelles traces. Soudain, des bulles devant lui, des remous, la surface de l’eau se gonfle, deux formes noires s’avancent vers lui, font surface, la voilà, Jack est prêt, Jack n’attend que ça, des années qu’il la traque, des années qu’il la poursuit, deux plongeurs émergent, bonnet sur la tête, large masque qui leur prend la moitié du visage. Ils s’avancent gauchement avec leurs palmes sur la petite plage caillouteuse. Le premier tend une main vers Jack, s’accroche à son bras de ses doigts humides et se hisse sur la rive.

– Vous avez vu quelque chose dans le lac?

Le son régulier de deux respirations artificielles sous oxygène. Ils ont toujours leur embout en bouche. Bien plus grands que lui, immobiles, ils gouttent dans l’herbe, l’eau ruisselle sur leur combinaison sombre. Il ne distingue pas leurs yeux derrière les masques en plastique couverts de buée.

– Le lac, vous avez vu quelque chose?

Jack demande plus fort, pointant l’eau du doigt. De leur main droite, ils forment un rond avec leur pouce et leur index, puis s’en vont, bouteille d’oxygène sur le dos, tuba sur le côté du crâne, se balançant d’une palme sur l’autre.

Sur un banc face au lac, un vieux est assis.

– Je peux?

L’homme l’invite à s’asseoir de sa grosse main usée. Bien que le dépassant d’une tête, Jack paraît petit à côté de sa stature robuste, tassé mais solide, ancré, tranquille. Le soleil tape, à peine dépassé midi qu’il fait déjà 30 degrés.

– Ça a bien changé.

Jack secoue son pull noir. Il sent la sueur dans les plis de ses genoux, au creux de son dos.

– Toute ma vie j’ai passé ici. Avant le Rhône était plus grand. Sauvage. A chaque pluie qui durait plus de deux jours, on avait peur. On mettait à la cave que des choses auxquelles on tenait pas.

– Et le lac?

– C’est pas un lac, c’est une gouille.

Le vieux fixe l’eau comme Jack fixe tous les lacs, les rivières et les océans qu’il a parcourus à sa recherche. Dans le regard de Jack, il y a la poursuite, la course après quelque chose qui lui échappe. Les yeux du vieux sont paisibles, lui a accompli. Des années qu’il la traque, des années qu’il la poursuit, pressé par l’échéance de sa vie à lui. Quand on chasse une créature mythique, c’est notre temps qui est compté. Mais si, pour elle aussi, il y avait la mort. Traverser les siècles n’implique pas qu’on survive à tout. Une vision traverse Jack: le cadavre d’une légende. La chaleur l’écrase, la mortalité possible de son obsession l’accable, l’entraîne au fond. Un sommeil de plomb s’abat sur lui.

Un fort picotement saisit Jack à la cuisse. Ses doigts accrochent le tissu, la démangeaison empire, il plonge sa main sous sa ceinture, creuse la peau, une douleur aiguë, un plaisir coupable, il s’écorche, du sang sous les ongles, un nerf quelque part agite son gros orteil. Il se redresse d’un bond, c’est la nuit, tout lui revient, la gouille, les hommes-grenouilles, celle qu’il chasse qui peut-être gît dans la solitude d’une fosse sous-marine.

Jack se remet en marche. Plus personne autour du lac, machinalement il tire une cigarette de son paquet froissé, la flamme éclaire son visage rouge vif de coups de soleil. Et maintenant? Les mythes se mettent à mourir, qu’aurait fait Melville avec ça? Jack pourrait bien tourner autour de cette gouille jusqu’à la fin, creuser derrière lui le sillon du deuil, enfermé dans une quête qui pleure son but. Dans la nuit, il aperçoit le hangar à bateaux sur la rive d’en face. Devant lui, une forme étrange. Le ponton. Soulevé, déraciné, ses piliers sombres hors de l’eau. La structure en bois a été balayée, à peine rattachée à la berge, presque à la verticale, comme rejetée par une nageoire immense. Dans la nuit, Jack hurle de bonheur. Elle lui dit «je suis toujours là», elle lui dit «vient me chercher».


Céline Zufferey est née en 1991 à Sion. Après des études de littérature et d’anthropologie sociale, elle a suivi une formation en création littéraire à la Haute Ecole des arts à Berne, dont elle est sortie diplômée en 2016. Son premier roman, Sauver les meubles, a été publié dans la collection Blanche chez Gallimard.

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