«… La porte du hangar à bateaux est restée ouverte. Le soleil se lève sur les
monts. Un mince filet de sang s’écoule, goutte à goutte, dans le lac. Ça fait froid
dans le dos, mais je suis loin de me douter de l’ampleur du drame. Malgré la peur, je décide d’avancer à pas de loup en direction d’une masse couchée au sol. Et c’est là, avec des lueurs de panique dans le regard, que je comprends. C’est un cauchemar, je voudrais me réveiller, la Fée a encore frappé. A mes pieds gît sa sixième victime. Alors à cet instant, pour la première fois, j’hésite aussi à quitter la Vallée, avec la centaine d’habitants déjà enfuis.»

A la lecture de ces mots, l’agent Reyman chiffonna le journal en riant. «Ah quelle
idiotie, quels racoleurs! Y faut bien qu’ils le vendent, leur papier!» qu’il se marmonna comme pour relativiser. «Mais merde quoi, chacun son métier», qu’il enchaîna avec davantage de sévérité. Il y avait journaliste et journaliste, il faut dire, et ceux qui s’adonnaient à la chronique criminelle n’étaient pas les plus brillants.

Le bleu du ciel était bas, comme quand il cède à la nuit, mais il était encore tôt.
Peut-être était-ce à cause du silence de la Vallée qu’il avait l’air si lourd et si dense,
le ciel. Seules quelques traînées de gaz serpentaient le long de la grande route, par
grappes de deux ou trois, toujours en direction de la frontière. C’étaient les Français qui rentraient chez eux, et pas que pour la nuit. «Bon vent!» se félicita l’agent Reyman en les observant dans l’angle aigu de ses persiennes. Voilà le bon côté du drame, tous les faux Combiers, les opportunistes et les voleurs allaient finir par s’en aller, il en était convaincu.

Par contre, l’affaire avait attiré les plus atroces bestiaux, les plus épouvantables
des gratte-papiers. Même la presse américaine était là; il faut dire qu’une Fée
comme meurtrier ça faisait bon genre. Les plus imbéciles y trouvaient raison à
feuilletonner l’apogée du féminisme contemporain, le symbole flamboyant de la
reprise du pouvoir par les femmes. Comme ils y allaient, tous.

Depuis sa mise à pied, l’agent Reyman vivait la porte fermée, ne recevait
personne et buvait de plus en plus d’alcool. Mais coupé, toujours! «Deux tiers de
flotte», qu’il se vantait. Les gens qui vivent au bord des lacs aiment l’eau, c’est
connu. Pour aller chez lui, c’était très simple: il fallait partir du lac, passer vers chez
Aron, puis vers chez Grosjean, et il habitait vers chez Rochat, au fond. Mais
personne ne venait jamais sauf son assistante, qui surgissait quelques fois en fin de
journée. Alors il ne faisait que surveiller et attendre, le visage contrasté par
l’impatience.

Pour passer le temps qu’il trouvait de plus en plus long et lourd comme ces
pierres qui coiffent la dent de Vaulion, il avait décidé de se mêler à cette affaire.
«Donne-leur un coup de main, allez, donne-leur», qu’il se suggérait comme un
encouragement. Alors il prit la bouteille près de lui, se servit un verre, avec de l’eau, et commença à réfléchir. Ça lui prenait une grande partie de son intelligence, ce genre de réflexion, alors il se servit un autre verre aussitôt. Franchement, à bien y regarder, les trois premiers meurtres étaient parfaits. Le quatrième, une pendaison par les pieds au bec de Pégase, déjà plus discutable. Et alors les deux derniers, franchement, sur la terrasse de la crêperie du Pont et dans le hangar, c’était très limite. Et ses collègues, comme les journalistes, n’étaient pas passés loin du flagrant délit.

En attendant son assistante, il se servit encore un verre. C’était surtout aux
collègues qu’il voulait donner un coup de main, et pas aux pisse-copies. Il voulait
leur prouver qu’il était encore dans le coup, que c’était son territoire. Tous disaient
qu’il ne se passait jamais rien dans la Vallée, mais là, avec cette affaire, l’endroit
rêvé pour enquêter c’était bel et bien ici, entre les sapins et les toquantes.

Requinqué, l’agent Reyman revêtit son imperméable, ajusta sa cravate avec une
volontaire nonchalance, soignant un beau pli juste sous le nœud, et enfila sa Royal
Oak. «Y’a pas dix moyens d’enquêter, pas dix moyens», qu’il s’encouragea. Quand
il voyait les collègues en jeans et en baskets, il se sentait vieillir, mais dans le bon
sens.

A force, le jour avait tout à fait laissé la place aux teintes bleutées de la nuit.
Quand l’agent Reyman jeta un regard inquisiteur sur le lac, les dernières gribouilles
blanches et grises ondulèrent doucement pour lui rappeler l’éternelle poésie des
soirées combières. C’était l’heure de la visite de son assistante. Alors il s’alluma un
cigare pour l’attendre, et réchauffa son salon boisé avec Mephistopheles de Wayne
Shorter. D’amertumes en senteurs anisées, il laissa expulser quelques soupirs. Il
pensa à la Fée, se demanda s’il risquait quelque chose, lui. Après tout, pourquoi
pas? Ce serait peut-être lui sa prochaine victime? S’il devait mourir ce soir-là, soit,
mais avec le sourire. Alors il reprit un dernier verre. Et comme à chaque crépuscule, il fit l’inventaire. Il regarda au fond de lui-même pour voir s’il n’était pas un peu moins mal et moins seul que la veille.

Finalement, son assistante arriva. C’était la septième fois qu’elle apparaissait en
quelques semaines. «Ah t’es là!» qu’il lui fit, vacillant de réjouissance. Alors elle
s’assit délicatement vers lui, sur le coin de son épaule. «Tu es belle», qu’il continua.
Elle ne dit rien, le regarda juste, avec ces yeux captivants qu’ont les fées. Il termina
son verre d’absinthe et se leva dans les trous d’air formés par les notes basses du
saxophone qui remuait la poussière. Et son esprit, léger comme un soprano, se mit à danser avec la fée verte, ravi. La lune voulait imiter le soleil, brillait autant qu’elle le pouvait, presque jusqu’à dévoiler le bleu du lac. Et sur la rive, au loin, déambulait un couple enlacé, assurément charmé de se promener en si paisible soirée. «Allons-y», lui suggéra la Fée, et ils partirent tous les deux, bien décidés à s’emmêler.


Profil

Adrien Gygax est né en 1989. Après des études de sociologie, il devient responsable d’un département dans une société de conseil. Grand lecteur, inspiré par une série de voyages, il publie son premier roman en 2017 aux Editions Cherche midi, Aux noces de nos petites vertus.


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