LAC NOIR (2/7)
«La porte du hangar à bateaux reste ouverte. Le soleil se lève sur les monts. Un mince filet de sang s’écoule, goutte à goutte, dans le lac.» En prenant pour point de départ le texte qui précède, un jeune auteur d’ici livre, chaque samedi de l’été, une nouvelle inédite. Voici celle de Guillaume Rihs

La surface de l’eau rougit salement d’hémoglobine. Dans leurs clapotis, les tripes troublent le silence. Intestins, rate, foie, estomac, toutes formes de viscères viennent nourrir la faune grouillante. Et derechef: au cadavre suivant. Un carnage. Le sang colle aux phalanges, se glisse sous les ongles. Les mains du bourreau plongent à leur tour, se frottent l’une contre l’autre, décrassent la lame de la hachette, récurent le couteau recourbé avant de reprendre l’affreux labeur: cœur, vessie, rate, tranchés, arrachés, détachés. La mort par-dessus bord. Une tête, qui refuse de sombrer, flotte, l’œil reflétant le bleu du ciel, bientôt rejointe par une autre tête, une troisième, une quatrième, et ces débris à vif presque encore palpitants de la lutte qui les animait avant leur sortie de l’eau se répandent en lambeaux de chair blanche, écailles et nageoires effilochées. Du sang sur le bateau et sur ses bras à elle, et elle mord à pleines dents dans les filets frais qu’elle détaille, parfumés d’algues et tout encore épicés de la vie qui s’en va. Elle est seule au monde sur son canoë, un pêcheur d’Hemingway, la vieille femme et la mer, ses perches sont des dorades et des bonites. De la presqu’île où elle est amarrée, abrupte et densément piquetée d’épineux, elle contemple la nature sauvage. Assise à cheval sur le rebord de son embarcation elle ne distingue aucune présence humaine, rien comme la loi ou la justice ou la civilisation. Elle croit qu’elle est en Norvège, son Montsalvens un fjord. Qui viendrait la chercher jusqu’ici?
Mais elle se trompe. Déjà de Charmey s’en vient une brigade. Deux agents empruntent lentement les chemins de randonnée. Les apercevant qui descendent vers elle, elle se dit que ces bestioles ont de la chance, elle en envie son déjeuner. Qu’un ogre la saisisse plutôt que ces gendarmes! Qu’un ogre la dépèce à son tour, la tranche de son canif, la décapite et morde dans ses filets! Un ogre plutôt que des hommes de loi désireux de l’assécher au fond d’une cellule. Elle détache le canoë du ponton et plonge sa rame contre le fond limoneux. Elle dérive, laissant derrière elle les reliefs rougeoyants de son massacre.
Ils sont allés voir, pense-t-elle, avant de venir ici. Ils n’ont pas eu à frapper. Ils l’ont trouvé à la fenêtre, Currat, ou adossé au mur près du radiateur ou peut-être effondré au rez-de-chaussée, recroquevillé sur lui-même. Ils l’ont inspecté. Auprès de lui ils ont recomposé le puzzle, l’imbécile qui boude sa sortie du dimanche, son chocolat avec Buchs, l’imbécile qui s’autorise une brèche dans sa routine mortifère, et ce jour-là précisément! Une grippe? Peut-être. Un coup du sort! Combien d’autres dimanches avait-il pour l’attraper, sa grippe, et ne pas aller voir Buchs une seule fois dans sa vie? Elle se dit qu’il aura tout fait, vraiment, immuablement, jusqu’au bout, pour lui ruiner l’existence.
Ses mains noueuses se crispent autour de sa pagaie. Rapetissant sur la berge, les gendarmes lui adressent de grands signes. Elle les voit qui la hèlent, puis qui s’interrompent, se questionnent. Qui désignent le hangar à bateaux. Ils n’oseront pas, se dit-elle.
Un voisin d’une vie, Currat, un adversaire coriace. Soixante ans de gazon tondu à toute heure, de coups de marteau pendant la nuit, de chats et chiens grondant, pissant, mordant, de piratage de robinet et d’électricité, de vols de bûches et de vols de courrier, d’amas pestilentiels s’effondrant dans les parties communes et quelle nouvelle nuisance allait-il trouver pour ses vieux jours? Lui dérober son soleil du matin! Pour l’offrir à ses enfants et leur marmaille hurlante. Son dégagé sur les Gastlosen! Son point d’observation des biches contre une horreur moderne en sapin clair. Currat lui planche le regard. Sans l’avoir jamais consultée à ce propos, évidemment. Un jour, les machines de chantier se présentent et le lendemain le vacarme assourdissant, la poussière et la montagne qui suffoque. Elle entendit les taupes agoniser sous le poids du ciment qu’on coulait dans leurs terriers. Elle vit s’affaisser de chagrin l’alpage et les herbes baisser la tête.
Au-dessus du lac plane le milan, qui pique et assassine les batraciens. Les gendarmes sortent du hangar, traînant une barque. Maladroitement ils tentent de la mettre à l’eau. L’un porte deux rames, l’autre ausculte l’embarcation de coups de son poing fermé.
Alors en fumée, le machin neuf à baies vitrées! En cendres, les trois garages, les balcons creusés de lunes et de sapins de noël, les panneaux solaires, les toits-terrasses et le jacuzzi! Quel Premier août! Dimanche matin, hier, tout flambait. Et lui avec. Alors qu’elle se réjouissait du spectacle depuis sa cuisine, son bidon d’essence encore en main, elle aperçut au premier étage la grande gueule de Currat, béante comme celle d’un brochet, et son poing qui cognait contre le verre brûlant. Il se débattait, l’animal. Il appelait sa rivale à l’aide, les yeux dans les yeux, un poisson qui supplie qu’on le remette à l’eau. Il ne parvenait pas à ouvrir la fenêtre, l’espagnolette en cuivre lui arrachait les paumes, il se ratatinait sous l’air chaud, un idiot qui s’asphyxie dans sa grasse matinée. Elle lui sourit.
Les gendarmes se grattent l’occiput. Elle accélère. Ils grimpent sur leur barque, manquent de la renverser. Elle fait claquer sa pagaie en direction du barrage. Ils la regardent filer sur l’onde, perplexes. Le Montsalvens est un minuscule lac cloisonné par la montagne: où donc croit-elle s’enfuir? Tant que je suis en mer, pense-t-elle, ils ne m’auront pas. Vite, vite, jusqu’à l’océan!
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Profil
Guillaume Rihs est né en 1984 à Genève. Il a étudié l’histoire et l’anglais à l’Université de Genève. Il est enseignant et auteur de deux romans, «Aujourd’hui dans le désordre» (2016) et «Un exemple à suivre», tous deux parus aux Editions Kero.