LAC NOIR (4/7)
«La porte du hangar à bateaux reste ouverte. Le soleil se lève sur les monts. Un mince filet de sang s’écoule, goutte à goutte, dans le lac.» En prenant pour point de départ le texte qui précède, un jeune auteur d’ici livre, chaque samedi de l’été, une nouvelle inédite. Voici celle de Thomas Flahaut

Le type gît au fond du bassin vide, vêtu d’une combinaison de latex argentée, crâne écrasé sous la coque de son yacht. De la flaque de sang qui auréole ses épaules, un petit ruisseau de sang s’écoule à travers le hangar à bateaux et goutte lentement dans ce trou vaseux qui, il y a quelques heures encore, était le lac Léman.
S. est accroupie près du corps. Elle le photographie avec son téléphone et je me demande comment elle fait pour tenir accroupie aussi longtemps, les rangers bien à plat.
Moi, je ne suis pas descendu dans le bassin. Peur de glisser en sautant, peur du sang.
Il y a un mois, j’ai commencé mon service militaire la mort dans l’âme, mais l’esprit tranquille. Mon pays n’a pas fait la guerre depuis cinq cents ans, alors du sang, je ne risquais pas d’en voir. Et voilà que cette nuit, le lac s’est volatilisé. Et voilà qu’on doit, S. et moi, comme toutes les recrues du coin, inventorier les dégâts vu qu’il n’y a pas assez de flics et de soldats pour ça. Et voilà que je regarde S. qui regarde une flaque de sang qui s’échappe du crâne d’un type dont je ne sais rien si ce n’est qu’il doit être très riche, vu la taille du yacht qu’il a sur la gueule. Quel merdier.
– C’est qui ce type?
S. se retourne vers moi en tordant tout son buste d’une manière surnaturelle. Elle est souple comme un reptile, S., c’est un serpent en treillis. Ou un chat, elle a des yeux de chat. Le commandant dit que c’est une chèvre mais c’est faux, c’est un serpent-chat en treillis.
– PDG d’une banque privée, sa bonne a dit.
C’est elle, la bonne, qui l’a découvert sous son yacht. Quand on traversait avec elle le jardin de la villa direction le hangar, je lui ai demandé ce que le type faisait sous son bateau. Elle n’en savait rien. Ce matin, le type n’était pas dans son lit, le lac non plus, elle a dit.
– Tu veux connaître mon hypothèse?
S. se hisse à la force de ses bras au bord du bassin et se relève toute seule, ignorant la main que je lui tends.
– Je m’en fous.
Elle attrape son sac et sort du hangar. Je me dépêche de ranger mon bloc-note dans le mien et je lui cours après.
– S’il nageait sous son yacht en combinaison de latex quand le lac a disparu, c’est parce son truc, à ce type, c’est de se prendre pour une truite. C’est sa perversion à lui, et le lac l’a tué pour ça.
– Tu veux une daille-mé?
On marche à tâtons sur une rampe de béton glissant jusqu’à cette béance cernée de lumières électriques qui n’est plus vraiment le lac. Le commandant a dit qu’il avait vu toute l’eau du lac se chiffonner comme un sac à viande et disparaître par le Rhône direction sa source. Un clodo a dit à la télé qu’il avait vu toute l’eau du lac se faire siphonner et disparaître dans un trou en produisant un immense bruit de pet. La recrue qui dort dans le lit à côté de moi a dit que la recrue la plus obèse du dortoir avait bu toute l’eau du lac et S. lui a demandé s’il voulait une daille-mé. S. n’a rien vu parce qu’elle dormait. Moi non plus, même si je ne dormais pas parce que j’étais occupé à penser à S. vêtue seulement de son pantalon treillis. En bas de la rampe, les pieds dans la vase, S. se met à rire en faisant non de la tête.
– Un homme-truite. N’importe quoi.
S. est plus agile que moi. Marchant vers le fond du lac, elle bondit de pierre en pierre. Moi, je glisse. A chaque bateau il faut s’arrêter pour examiner. S. ne me laisse pas le temps de le faire. Elle bondit dans le bateau et repart aussitôt.
– Y a rien à voir.
Toujours pareil.
– La seule chose à voir, c’était l’homme-truite, on dirait.
– Quel merdier.
– Quel merdier, ouais.
S. patauge vers le fond de ce merdier désert qu’on appelait encore la nuit dernière le lac, et je me dis que s’il a disparu, le lac, c’est parce qu’il se sentait seul. Ça fait longtemps qu’il n’y a plus un poisson dedans, qu’il ne sert plus qu’à porter les bateaux des riches et que sa dernière truite était un homme-truite pervers et banquier. S’il a disparu, le lac, c’est à cause de sa solitude et parce qu’il en avait marre d’être coincé contre un pays où on s’emmerde tellement qu’on finit par faire son service militaire pour ne rien foutre à part traîner derrière S. sans pouvoir jamais la rattraper – parce que la rattraper, c’est impossible, «en marche rapide, je nique tout le monde», elle dit –, ne rien foutre à part regarder les fesses de S. onduler dans son pantalon treillis, regarder S. se hisser au sommet d’un rocher, plonger dans le vide, regarder les jambes et les fesses et les hanches et le chignon défait de S. disparaître derrière le rocher. S. vole comme un ange. S. est un ange-chat.
– Merde.
– Quoi?
Pas de réponse. Je grimpe au rocher visqueux, mes mains glissent. Couché au sommet, je tends la tête dans le vide. En dessous de moi, S. gesticule, enfoncée jusqu’à la poitrine dans la vase.
– Bouge pas, tu vas t’enfoncer.
J’ai vu dans Crocodile Dundee 8 qu’il ne faut pas bouger ou alors la boue te bouffe encore plus vite. En cherchant des prises pour descendre, je jette un regard en bas, vers S. qui ne bouge plus mais qui s’enfonce toujours. Elle jette sur moi des yeux qui me font presque chialer. Mais pas le temps de chialer. Je prends appui sur un petit rocher et je tends une main à S. qui sort la sienne, noire de vase. Et je tire. S. ne bouge pas et je continue de tirer. Maintenant c’est elle qui chiale. Elle s’enfonce, elle va disparaître et moi je vais rester là, à chialer aussi, mais tout seul, les pieds dans la vase parce que je l’aurai perdue pour toujours. Quel merdier. Quand je sens tout son corps qui se meut comme un couteau dans du beurre mou, je tire plus fort, je gueule de tirer si fort et S. gueule aussi et puis se dégage. Elle s’étale sur moi, qui m’étale sur un putain de caillou pointu. Ça fait mal, mais je m’en fous. Le corps de S. couvert de vase tressaute sur moi. S. pleure et renifle dans le creux de mon cou. Couchés l’un sur l’autre, luisants de vase sous les premiers rayons de la lune, nous sommes les dernières truites de ce trou gluant qui était, il y a quelques heures encore, le lac Léman.
Profil
Thomas Flahaut est né en 1991 à Montbéliard. En 2015, il sort diplômé de l’Institut littéraire suisse de Bienne. Depuis, il a publié un roman, «Ostwald», aux Editions de l’Olivier. Il vit, étudie et travaille à Lausanne, où il a cofondé le collectif littéraire franco-suisse Hétérotrophes.
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