Voici une lecture de vacances, surprenante, légère, enthousiasmante. Le titre français, un peu plat, correspond exactement au propos: une autobiographie à travers une dizaine de toiles (et d’autres en passant) et beaucoup de citations. En espagnol, ce premier roman s’intitule Le nerf optique, ce qui rend mieux ce que l’expérience de la peinture, chez Maria Gainza, a de physique, à l’instar du fameux «syndrome de Stendhal» qui fait s’évanouir les touristes japonaises devant les Nymphéas de Monet.

Un jour, chez l’ophtalmologue où l’a menée un tremblement de l’œil, la vue d’un Rothko prend l’auteure «comme une brûlure à l’estomac». Le tableau a résisté à l’épreuve de la reproduction: «Il y a des jours où je pense que ses œuvres ne sont pas des œuvres d’art mais autre chose: le buisson ardent du récit biblique. Un arbuste qui brûle sans jamais se consumer.»

Enfant de la bourgeoisie décadente

Là-dessus, sans s’appesantir en considérations métaphysiques, elle enchaîne sur la jeunesse de Markus Rothkowitz, avant de retourner au cabinet du médecin et à ses propres angoisses visuelles puis de faire un détour par l’hôpital où son mari a été soigné pour un lymphome et de glisser une anecdote révélatrice de son malaise de classe, enfant de la bourgeoisie décadente et ruinée de l’Argentine du XXIe siècle.

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Ainsi fonctionnent les onze chapitres de ce court récit, mais on ne s’en rend pas compte tout de suite: un fait, plus ou moins anodin, de la biographie de l’auteure mène au tableau qui, lui-même, conduit au peintre pour revenir à elle et à son entourage. Mais comme Maria Gainza a un sens aigu de la composition, ses enchaînements surprennent et enchantent à chaque fois. De même, on remarque a posteriori la mélancolie ou le tragique de la plupart de ces histoires et pourtant l’impression d’ensemble est allègre, éclairée par une ironie sans amertume.

Mépris et discrédit

Prenons le premier tableau: l’auteure a rendez-vous avec de riches étrangers pour leur faire visiter une collection privée, c’est l’un de ses gagne-pain. Elle arrive dégoulinante, trempée par l’orage, dans une de ces demeures qui aurait pu appartenir à sa famille. Pour épargner ses parquets, la maîtresse de maison fait apporter des pantoufles ridicules et déverse sur l’intruse tout le mépris de classe dont elle dispose.

Voilà Maria Gainza discréditée aux yeux des clients d’une petite entreprise dont elle est à la fois «directrice, assistante, secrétaire et guide». Ce qui ne l’empêche pas de découvrir Alfred de Dreux, un peintre de scènes de chasse qui lui occasionnera plus tard the kick galvanic «comme dirait A. S. Byatt»: les références littéraires, jamais pédantes, sont au moins aussi nombreuses que les picturales.

De Dreux mène, en quelques pages enlevées, à Géricault, à un repas de gala de l’époque dans le palais de Buenos Aires, aux Très riches heures du duc de Berry, au Guépard et à la mort, dans un accident de chasse, à cause d’une balle perdue, d’une ancienne camarade de classe. Le récit avance ainsi, de toile en toile, dans un Buenos Aires inattendu, pris dans la ouate d’un brouillard épais ou sous les flocons.

Expérience organique

Maria Gainza est critique d’art pour des revues européennes ou aux Etats-Unis. Jamais le moindre jargon n’entache sa façon tellement vivante de parler des œuvres et des artistes. Chaque tableau représente une expérience existentielle, organique, une fantastique caisse de résonance pour la mémoire. Il y a quelque chose de proustien dans cette démarche, mais un Proust en phrases courtes, qui pratique l’autodérision.

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Toutes les toiles reproduites proviennent de musées portègnes: Maria Gainza a développé une phobie de l’avion qui limite ses déplacements. Des Ruines romaines d’Hubert Robert, une Mer orageuse de Courbet, un fabuleux Portrait du père de l’artiste par le Douanier Rousseau, un surprenant Toulouse-Lautrec, une scène de bataille naïve de l’Argentin Candido Lopez (1840-1902) et enfin une Jeune fille assise (1929) d’Augusto Schiavoni, amateur de fantômes, mort dans un asile d’aliénés. Cette gamine figée, «aux yeux glacials comme la pointe d’une aiguille», dont «les lèvres sont si hermétiquement scellées que, lorsqu’elle les ouvre, on croit entendre le scratch du Velcro», nous fixe depuis la jaquette du livre. L’auteure y a découvert son alter ego, le spectre de son enfance, une «nouvelle amie».

Voix attachante

Une nouvelle amie, c’est justement le cadeau de ce livre à la voix si attachante. On voudrait connaître Maria Gainza, d’ailleurs, on croit la connaître à travers les pans d’une histoire familiale perturbée discrètement dévoilée, à travers ses peurs, ses épreuves, ses fantasmes, passés au crible de la distanciation. C’est aussi une excitante promenade artistique et littéraire où se faufilent même les chats de Foujita.


Maria Gainza, «Ma vie en peintures», traduit de l’espagnol (Argentine) par Gersende Camenen avec onze reproductions, Gallimard, 190 p.