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Esthétique de la lassitude
C’est là la tare de Roman, homme d’habitudes. Ses matinées débutent toujours par promenade au kiosque à journaux, en veillant à ne croiser aucun voisin dans la cage d’escalier, ni de joggers en chemin. Elles se poursuivent par le trajet à son bureau, où il se contente de rédiger des lettres adressées à sa mère ou à son ami «B.». Voilà tout du dénuement de sa vie, dont la rigueur laisse souvent à sourire. «Sur moi, je n’ai rien à raconter», confie ainsi l’homme dans l’une de ses missives. «Si je voulais essayer d’écrire quelque chose, je m’endormirais dessus. Tout ce qui me passe par la tête me paraît vain. Il me semble que je devrais faire d’autres choses à la place.»
Or il n’en fait rien. Car Roman est un homme qui n’a «jamais beaucoup réfléchi aux nuages. Ils étaient gros et blancs et filaient dans le ciel sans qu’il les vît. Il avait l’habitude de regarder par terre.» A défaut d’imagination, c’est donc d’un ennui savamment domestiqué qu’il s’agira dans ce livre, de l’élégance de la lassitude et de cette étrange croyance que la distraction nous tient à bonne distance l’absurdité de l’existence. A contre-courant, Roman s’attelle au contraire à la «tâche délicate de se supporter [lui]-même toute une vie».
Coup de théâtre
Le voilà donc qui cohabite sans trop de remous sensuels avec sa «bien-aimée», chez qui il admire la surprenante aptitude à «aimer la vie», alors même que sa mère et son ami B. lui demandent encore et encore de les aider à mettre fin à leurs jours. L’exagération tranquille de la prose de Zschokke noircit juste assez le trait pour gagner le terrain d’un humour certes sombre, mais qui a la vertu de déstabiliser le lecteur. Ainsi Roman admire-t-il un cercueil dans une vitrine, ou encore se félicite-t-il de trouver à bon prix un rouleau de ruban adhésif avec lequel son ami B. pourra colmater les interstices de son appartement où celui-ci projette de s’empoisonner aux vapeurs de carbone.
Reste à savoir si le sujet de la lassitude est suffisant à porter un livre sans justement plonger le lecteur dans le même état que les personnages qui la vivent. Peut-être conscient de cet écueil, Zschokke opère un revirement radical dans le dernier tiers du livre: il fait basculer le roman dans une pièce de théâtre – une volte-face tout d’abord bienvenue, mais à laquelle sa longueur donne une importance disproportionnée. Racontée au conditionnel, ladite pièce restitue le texte que Roman aurait fait jouer à son comédien fétiche, «le Persan», si celui-ci n’était pas mort de la plus absurde des manières sur scène, alors qu’il lisait les mémoires d’un metteur en scène passé de mode. Une flagrante crise de lassitude de vivre, une fois de plus.
Matthias Zschokke, «Quand les nuages poursuivent les corneilles», trad. de l’allemand par Isabelle Rüf, Editions Zoé, 192 p.
Extraits
«C’est une tâche délicate de se supporter soi-même toute une vie. On n’a pas le droit de s’attendrir. On n’a pas le droit de se laisser troubler par n’importe quelle broutille. […] On doit avoir un équilibre intérieur, à chaque instant, en apprécier autant de soi qu’on en méprise.» (p. 45)
«[…] Que la parole ne me paraît sensée que lorsqu’elle ne traite absolument de rien, qu’elle est plutôt une sorte de caresse, une façon d’effleurer l’autre avec le plumeau du souffle et des sons et d’en être effleuré, de préférence avec des histoires de chaussettes, des réflexions sur la digestion, et quand c’est particulièrement beau, un mot entraîne l’autre, les mots s’alignent comme des perles, perdent leur sens, un gargouillement qui fait monter des bulles […].» (p. 165)