Le Temps: Est-ce qu’un livre a marqué vos 15 ans?

Ursula Meier: Frankie Addams de Carson McCullers, un vrai coup de foudre.

- Où et quand l’avez-vous lu?

- Chez moi, à 14 ans. Je me souviens très précisément du moment où une de mes sœurs m’a dit «tiens, tu devrais aimer». Mes sœurs étaient littéraires, moi pas.

- Quel était votre rapport aux livres?

- Il était compliqué. J’avais un rapport particulier aux mots. On m’avait classé «matheuse» parce que j’étais bonne en maths. J’étais très sportive en plus. Ma mère m’avait offert un livre de Pagnol et je n’étais pas du tout entré dedans, ça ne me parlait pas. J’en avais déduit que je n’aimais pas lire. Les choses ont changé avec L’Etranger de Camus qui m’a tout de suite accroché. Et puis j’ai emprunté L’Amant de Duras qui m’a plu aussi au grand dam de la bibliothécaire qui ne comprenait pas comment on m’avait laissé prendre un tel livre à mon âge.

J’avais douze ans. J’aimais bien ça: lire des choses un peu râpeuses qui n’étaient pas de mon âge. Mais la vraie rencontre s’est produite avec Frankie Addams et ensuite avec toute l’œuvre de Carson McCullers.

- Qu’est-ce qui vous a marqué à ce point dans «Frankie Addams»?

- Je rencontrais un personnage de jeune fille dont je me sentais proche. Mal à l’aise dans un corps trop grand, mal à l’aise avec les mots. Carson McCullers a une façon d’écrire très physique, elle part des corps. On a l’impression qu’elle crache les mots. Je rencontrais des personnages décalés, boiteux, en marge. Comme dans son autre roman L’Horloge sans aiguilles. J’aime ces personnages abîmés, en manque d’amour et de reconnaissance.

- Qu’est-ce que ce livre a provoqué en vous?

- Il se trouve que j’ai lu Frankie Addams au moment où je découvrais le cinéma avec L’Argent de Robert Bresson. J’avais donc deux livres de chevet: Frankie Addams et Notes sur le cinématographe, l’essai de Bresson sur le cinéma. Je le lisais par petits bouts chaque soir. Quelques notes sur le montage, quelques notes sur la lumière, etc. Et je dévorais tous les livres de Carson McCullers. Quelque chose s’est passé en moi entre ces deux univers, sans que je m’en rende compte sur le moment.

Je pense que mes films ont tous quelque chose de Frankie Addams… Dans les types de personnages qui m’intéressent, dans l’importance que je donne aux corps, dans ma façon même de filmer. D’ailleurs, je ne cesse pas de lire et relire Carson McCullers, toujours, jusqu’aujourd’hui. Elle a les meilleurs titres du monde: «Le Coeur est un chasseur solitaire», «Reflets dans un oeil d’or»…

- Quelle lectrice êtes-vous devenue?

- Je lis beaucoup de choses assez différentes. La presse, des magazines comme Six mois qui paraît deux fois par an et qui est entièrement dédiée au photojournalisme. Et beaucoup d’auteurs anglo-saxons comme Stewart O’Nan, Ian McEwan, Russell Banks…

- Un livre, des livres pour cet été?

- Mémoire de fille d’Annie Ernaux, parmi les auteurs francophones, je l’aime énormément. Comme Jean-Philippe Toussaint dont je vais lire «Football», je reste très accro au sport. J’aimerais lire aussi Sexy de Joyce Carol Oates. Et puis Des anges dans la neige de Stewart O’Nan.


Bio express

1971: Naissance à Besançon

1990: Etudes de cinéma à Louvain-la-Neuve, Belgique

2008: «Home»

2011: «L’Enfant d’en haut»