Par les vallées lyriques de Suisse romande
Livres
Une anthologie propose des balades sur les traces des nombreux écrivains qui ont célébré ce territoire poétique

Il y aurait, enfouie sous le quotidien, une Suisse romande comme une «vallée lyrique», constituée au fil du temps par tous les écrivains qui ont laissé des traces de leur passage. Faire surgir cette géographie poétique, c’est le propos d’Antonio Rodriguez et d’Isabelle Falconnier qui ont élaboré Le Poème et le Territoire, une anthologie qui est aussi un guide de promenades. En vingt et une étapes, l’ouvrage parcourt le territoire, suivant le fil du Rhône, du Valais à Genève, et remontant vers le Jura et Fribourg. Un fil chronologique court aussi sur deux siècles, depuis qu’est né l’attrait pour les Alpes sublimes, les fêtes populaires et la démocratie naissante.
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Chaque auteur, chaque étape sont présentés par un spécialiste. Les images de Marco de Francesco, elles aussi, débusquent, dans des paysages archiconnus, des architectures oniriques qu’accompagne un riche corpus de documents d’archives et de cartes.
Le château de Chillon figure l’axe autour duquel s’articulent les premiers témoignages: Lord Byron s’exalte devant «le prisonnier de Chillon», dont le malheur lui inspire un long poème; puis il s’émeut des paysages de la Dent-de-Jaman. Mais quand il quitte le pays, après un séjour de plusieurs mois en 1816, il écrit à un de ses amis que «la Suisse est un pays que j’ai été satisfait de ne voir qu’une seule fois». Touché par le poème de Byron, Victor Hugo aussi est sensible à l’évocation des tortures. Quant à Lausanne, il trouve que sa décevante cathédrale a «un peu besoin de lune», si utile pour cacher «les sottises des architectes».
Terre d'élection
De Chillon, les voyageurs romantiques remontent vers les Alpes, baluchon au dos. C’est ce que fait Wordsworth, nourrissant sa mélancolie. Et plus tard, Rilke s’installe pour longtemps à leur pied, dans sa tour de Muzot où il se fixera entre 1921 et 1926 et où il terminera les Elégies de Duino. C’est en Valais aussi qu’il sera enterré, dans le cimetière de Rarogne. Maurice Chappaz et Corinna Bille, eux, sont profondément ancrés dans le paysage valaisan et s’ils s’en éloignent souvent pour de grands voyages, ils y reviennent toujours pour le chanter et le défendre contre «les maquereaux des cimes blanches» qui les défigurent.
En se laissant couler au fil du Rhône, on arrive à Genève, que Borges aimait depuis que ses parents s’y étaient installés en 1914. Il avait 15 ans, fréquenta le collège Calvin. C’est ce jeune homme que le vieil écrivain retrouve dans une troublante nouvelle, L’Autre. Borges est alors assis sur un banc au bord de la rivière Charles, près de Cambridge, aux Etats-Unis. A côté de lui, un garçon qui lui est familier et qui n’est que lui-même, assis au bord du Rhône, tous deux réunis à travers le temps, l’espace et l’eau qui s’écoule. C’est à Genève aussi que le poète argentin mourra et sera enterré.
«Paradis humain»
La Suisse, comme attraction touristique, comme havre de paix, et souvent comme refuge: le Polonais Mickiewicz occupe à Lausanne un poste de professeur de latin, le temps de trouver le calme avant de rejoindre le Collège de France. Le résistant Pierre Jean Jouve trouve à Genève un abri pendant les deux guerres mondiales.
En s’éloignant du lac et du fleuve, on pénètre les forêts à brigands du Jorat, ce «paradis humain», la terre poétique de Gustave Roud, où Philippe Jaccottet et Jacques Chessex lui ont souvent rendu visite. Le Jura, c’est Voisard, son chantre lyrique et politique. C’est Cendrars pour mieux s’en aller, c’est Dürrenmatt à Neuchâtel, point d’attache pour rayonner vers toute l’Europe. Et enfin Fribourg la catholique, avec deux poètes, deux amis, le tragique Pierre Voélin et le subtil Frédéric Wandelère. Et comme ce livre paraît en 2019, un rappel des auteurs des livrets de la Fête des Vignerons s’imposait!
Sous la direction d’Antonio Rodriguez et Isabelle Falconnier
Le Poème et le Territoire. Promenades littéraires en Suisse romande
Illustrations de Marco de Francesco
Noir sur Blanc, 224 p.
Citation:
L’odeur des menthes, poivres et rêves, vous vous souvenez?
Rien que pour ça, les barricades.
Maurice Chappaz, «Les Maquereaux des cimes blanches», Zoé, 1984, p. 76