Voici un roman gris, doucement terrifiant, hypnotisant aussi dans l’implacable malheur qu’il dépeint. «Je n’ai aucune nostalgie pour le passé vu qu’il mène à notre présent. J’ai de la nostalgie pour le futur», dit l’héroïne de Marie Darrieussecq dans Notre vie dans les forêts. De fait, le long monologue de cette femme, qui constitue le livre, s’attache au récit de son passé bien plus que de son présent. Son présent est forestier, précaire, traqué, mais il est aussi résistant. Des fugitifs avec elle tentent de s’organiser, de s’inventer de nouvelles vies, loin de la société terrifiante qu’ils ont quittée. Et l’on comprend cette nostalgie puissante d’un futur qui – peut-être? – pourrait être meilleur que l’histoire qu’elle raconte du fond des forêts, inquiète, déglinguée mais debout.

Ville polluée, verticale

Peu de forêts donc dans ce texte, même si le couvert des arbres est le seul endroit porteur d’espoir. L’essentiel du récit se déroule dans une ville polluée, verticale, traversée de peurs et sous contrôle. La narratrice est psychologue. Elle reçoit des patients, dont ce «patient zéro», un homme mutique, qui refuse de se laisser reprogrammer, et qui l’intrigue.

Autour d’elle des amis disparaissent, tous ou presque ont subi des opérations mutilantes. Il est question de lui changer un œil, l’opération a lieu, mais à la place de l’organe promis, il n’y a qu’une cicatrice aveugle. Marie Darrieussecq ne nous donne pas d’emblée toutes les clés de ce monde effrayant. Elle laisse son lecteur tâtonner en quête d’explications, tout comme son personnage erre en quête de sens et de vie.

La «moitié» endormie

La plus belle invention de ce roman de science-fiction, de cette dystopie inquiétante, c’est la «moitié». Ce double de l’héroïne, qui avec d’autres moitiés, doubles d’autres gens, dort paisiblement dans un bâtiment en dehors de la ville: «Marie est née par mère porteuse très vite après ma naissance, avec exactement le même matériel génétique que moi, et nous a toujours été présentée comme une assurance vie: pour moi mais aussi pour mes parents, puisque nous étions tous du même sang. Un corps durable. Des greffes strictement compatibles, si nous avions besoin qu’on nous change un organe.»

Je voyais des rêves glisser sous ses paupières. Elle rêvait comme les chats, en bougeant les globes oculaires et en crispant légèrement les doigts

Aller voir sa moitié est déconseillé, presque interdit. Ce n’est pas facile non plus, car il faut s’aventurer dans des quartiers périphériques, des zones dangereuses. Et pourtant, ils sont nombreux à rendre visite à leur moitié, à s’asseoir auprès de ces corps au bois dormant, que le passage des ans ne semble guère affecter: «Je voyais des rêves glisser sous ses paupières. Elle rêvait comme les chats, en bougeant les globes oculaires et en crispant légèrement les doigts, comme si elle voulait griffer quelque chose. A quoi rêvait-elle?»

Et si ces moitiés devenaient une armée, «une armée de soldats endormis» comme cette «armée de soldats d’argile cuite, enfouis quelque part en Chine à l’époque antique, et qu’un souffle de vent pourrait réveiller, ranimer en rangs pour marcher sur la terre», dont lui parle le patient zéro. Avec son aide, avec l’aide d’un chien, avec l’aide de Marie, sa moitié, l’héroïne se dégagera peu à peu des mensonges organisés et de la coercition pour venir finalement mener sa vie, précaire, dans la forêt.


Marie Darrieussecq, «Notre vie dans les forêts», P.O.L, 192 p.