«La Vierge néerlandaise», la jeune fille au fleuret
Roman
AbonnéCe brillant roman signé Marente de Moor suit l’écroulement de l’ancien monde aristocratique allemand sous les coups de boutoir du pouvoir nazi

Un symbole de résistance, une statue agitant le drapeau de la liberté, c’est la vraie «Vierge néerlandaise». Dans le roman de Marente de Moor, c’est une jeune fille qui se rend en toute innocence dans l’antre de l’ogre: vierge, elle ne le restera pas longtemps. Depuis qu’elle a vu la championne d’escrime Hélène Mayer aux Jeux olympiques de 1928 à Amsterdam, Janna ne rêve que fleurets et combats, au grand dam de son père. Ce veuf, médecin rêveur, féru de nombres premiers, déconnecté des réalités, finit par céder et confie son unique enfant à un vieil ami, Egon von Bötticher. Pendant la première guerre, le chirurgien a sauvé la vie de cet aristocrate allemand. Vingt ans plus tard, l’Allemagne se relève des sanctions, Hitler est au pouvoir depuis trois ans mais, dans sa demeure de Raeren, von Bötticher continue à lever son verre à l’empereur et à organiser des Mensur, ces combats à armes réelles qui sont désormais interdits.
«Gueule cassée»
De Maastricht à Aix-la-Chapelle, le chemin est court mais ce sont deux mondes. Du côté allemand, on méprise ces Néerlandais et leur neutralité, on se moque de leurs coutumes. L’accueil au château est rude. Von Bötticher est peu aimable, sa «gueule cassée» couturée de cicatrices rebute «mais on s’habitue vite aux anomalies physiques», note la jeune narratrice. La puissance qui émane de cet homme dans la force de l’âge la subjugue. Elle découvre un monde de forêts sombres, de chasses, de cavalcades.
Lire aussi: L’année 2022 en littérature: nos coups de cœur
Dans les cuisines, le maître découpe cerfs et sangliers. Une truie et un énorme lapin se baladent en liberté. Un couple de domestiques veille à l’intendance: Léni règne sur les fourneaux, Heinz sur le parc et le jardin. Elle appartient à la vieille école des servantes fidèles qui jugent et protègent leur maître. Lui, ouvrier aigri et pas très malin, présente un mélange typique de servilité et d’une insolence qui jaillit quand il a bu. L’ordre nouveau qui s’installe le fait rêver de revanches.
Beauté miraculeuse
La jeune fille est logée tout en haut, dans une mansarde infestée de fientes de pigeon alors que des étages entiers offrent des chambres vides. Deux autres stagiaires la rejoignent bientôt: Siegbert et Friedrich, une paire de jumeaux à peine sortis de l’adolescence, d’une beauté miraculeuse. Des gamins irresponsables, des félins joueurs, amenés par leur mère, maîtresse du maître, à l’éclat déjà fané. Janna perçoit le malaise mêlé d’érotisme qui plane sur le domaine. Elle développe une complicité ambiguë avec les jumeaux et une relation amoureuse trouble avec le maître. S’il y a des exercices d’escrime quotidiens dans la grande salle du château, ils laissent beaucoup de place aux randonnées à cheval, siestes des jours d’été, repas plantureux et visites d’autres escrimeurs – pour ces combats qui laissent au front des jeunes gens des cicatrices qui valent décorations militaires.
Au cours des festins se dessine toutefois la fin d’un monde. L’ivresse aidant, des propos menaçants sont lancés. Le temps des hussards arrive à son terme. On vante la nouvelle doctrine. National, von Bötticher est d’accord, socialisme, certainement pas. La guerre a blessé cet homme du passé dans son corps et surtout dans son esprit. Il garde rancune au père de Janna pour l’avoir privé de son rôle de héros sur le champ de bataille et rendu au monde défiguré et boiteux. Il le soupçonne aussi d’avoir fait disparaître sa jument adorée, perdue au combat, qu’il recherche toujours vingt ans plus tard. Dans les recoins du château, des lettres s’accumulent, reçues et jamais ouvertes, écrites sans être envoyées. Janna erre dans la bâtisse, furète, décolle les enveloppes, fouille les secrets.
Lire encore: Patrick Chamoiseau sauve l’art de la Parole
D’où nous raconte-t-elle son histoire, a posteriori et avec tant de liberté et de lucidité? On ne le sait pas. Au château, la catastrophe qui menaçait a eu lieu. Elle en a réchappé. D’autres n’en sont pas revenus. Dans trois ans, les frustrés comme Heinz penseront prendre leur revanche sur l’humiliation. La Vierge néerlandaise est un roman brillant sur l’emprise de l’idéologie nazie et le déclin d’une société d’aristocrates brandissant leur honneur, un combat restitué par une très jeune fille. Un monde dont ne subsiste qu’un traité mythique de 1616, L’Académie de l’épée, de Girard Thibault.
Une éditrice en quête de la Toison d’or
La Vierge néerlandaise est le premier livre publié par Les Argonautes. Le projet de Katharina Loix van Hooff: faire découvrir de grands romans européens inédits, «des récits particulièrement atmosphériques provenant de chaque région de l’Europe». L’éditrice, qui a une longue pratique du métier, en particulier chez Gallimard, parcourt l’Europe depuis deux ans à la rencontre des ouvrages les plus significatifs de l’âme des cultures. Elle a ainsi établi une carte interactive qui recense pour chaque pays les textes essentiels déjà parus en traduction dans d’autres maisons francophones (argonautes-éditeur.com). On trouve aussi sur son site des reportages et des vidéos, dont un entretien à Berlin avec l’écrivain suisse Matthias Zschokke. Désormais, Les Argonautes publient leurs propres découvertes. Après ce premier roman viendra en février un roman traduit du finnois, puis un de l’italien, d’une pépite à l’autre de quoi tisser une toison d’or.
Roman. Marente De Moor, «La Vierge néerlandaise», trad. du néerlandais par Arlette Ounanian, Les Argonautes, 320 p.