Rien ne semblait particulièrement prédisposer Nelcya Delanoë à mener une enquête sur la persécution des juifs dans le sud de la France, plus particulièrement à Villeneuve-lès-Avignon dans le Gard. Historienne de l’Amérique du Nord, cette Française partage sa vie entre Paris et cette commune de 12 000 habitants. Or un jour une connaissance lui remet, sur un bout de papier, la photocopie d’un poème d’Aragon, Le Médecin de Villeneuve, publié en pleine guerre aux Editions Ides et Calendes à Neuchâtel. Un poème qui raconte, en termes déguisés, une terrible rafle en été 1942, opérée par le régime vichyste.
Les vivants ne pipent mot
Piquée au vif par la curiosité, troublée dans son petit paradis provençal, Nelcya Delanoë entreprend une enquête frénétique à travers les dépôts d’archives locaux, régionaux ainsi que les registres internationaux de la Shoah, le cimetière local, etc. Au début, les vivants lui sont d’un faible secours puisque personne n’a jamais entendu parler de ces arrestations.
Mais peu à peu son acharnement paie et elle parvient non seulement à reconstituer la liste des juifs arrêtés – dont les destins varient, entre déportation à Drancy puis dans les camps de la mort et échappée belle – mais elle parvient aussi à donner une idée de la persécution sous le régime de Vichy – avec ses obsessions bureaucratiques, ses ordres plus ou moins bien exécutés, ses trous dans le filet qui permettent à certains de fuir malgré tout. Une démarche microhistorienne qui rappelle celle de Laurent Joly dans L’Antisémitisme de bureau, enquête sur la préfecture de police de Paris pendant la guerre (SC du 11.06.2011).
Avant la rafle, les autorités locales demandent aux juifs d’attester leur origine. Déclarations poignantes et extraordinairement dignes d’Allemands émigrés, ou d’Alsaciens considérés comme étrangers qui s’empressent de se mettre en règle avec les pouvoirs publics, ignorant – ou refusant de croire – au sort funeste qui leur sera réservé. Par exemple, l’Alsacien Fernand Lehmann, qui a fui sa région natale pour Villeneuve, soumet une longue liste de sa généalogie familiale, avant d’ajouter: «Je possédais des renseignements me permettant de compléter cette généalogie plus avant, c’est-à-dire jusqu’avant 1750 environ.»
L’enquête semble plonger toujours davantage en enfer puisqu’une deuxième rafle survient pendant l’Occupation allemande en 1943, avec cette fois le concours funeste de la pègre marseillaise.
Faire l’histoire en direct
La mise en «spectacle de la recherche», selon l’expression de Marc Bloch – historien valeureux qui entra dans la Résistance et fut exécuté par les nazis – offre un agréable appel d’air à ce livre un peu touffu – mais c’est bien cela, la recherche historique. Nelcya Delanoë n’hésite pas à nous décrire par le menu ses conditions de travail dans tel ou tel bureau d’archives, si les pièces sont bien classées ou au contraire laissées en friche dans les cartons, ou encore les pensées qui la traversent quand elle quitte les lieux.
A la fin du livre, l’auteure se rend compte peu à peu que son enquête résonne avec sa propre histoire familiale, elle aussi tributaire des persécutions et des drames de l’histoire: sa grand-mère Eugénie, femme médecin qui vivait au Maroc, s’était fait radier de l’Ordre des médecins par le régime de Vichy du fait de ses origines juives, et n’a jamais pu récupérer son titre. Ainsi sa petite-fille historienne lui rend-elle hommage par ce livre singulier.