Il est le premier écrivain suisse à avoir obtenu le Prix Nobel de littérature, il y a 100 ans. Mais son nom n’évoque pratiquement plus rien aujourd’hui. Il y a deux ans, lors d’une visite officielle en Suisse, le président chinois, Xi Jinping, avait soudainement ravivé la mémoire de l’auteur dans un discours officiel: «Comme disait le grand poète suisse Carl Spitteler, Prix Nobel de littérature, le plus grand bonheur est de «trouver des amis avec qui on partage le souffle comme le destin.» Plus d’un auditeur avait alors levé les sourcils d’étonnement, découvrant sur le moment l’existence de ce Prix Nobel. Il faut dire que lauréat suisse est rare: l'autre nobélisé est Hermann Hesse, Allemand naturalisé Suisse à l’âge de 47 ans, couronné en 1946.

Afin de remettre en lumière l’œuvre de Carl Spitteler (1845-1924), l’association Carl Spitteler – 100 ans du Prix Nobel de littérature a prévu pour cette année anniversaire une série d’événements dans toute la Suisse. Les commémorations ont été lancées le 4 avril à Liestal, ville natale de l’écrivain, en présence du conseiller fédéral Alain Berset. Le volet romand débute ce 12 avril à La Neuveville, où l’écrivain a enseigné. Le même jour, au Monte Verità, à Ascona, les auteurs Fabio Pusterla et Adolf Muschg, qui ont tous deux participé au livre Helvétique équilibre, paru chez Zoé (lire ci-dessous), rendront hommage à l’auteur de Notre point de vue suisse.

Professeure de littérature à l’EPFZ et membre de l’association Carl Spitteler – 100 ans du Prix Nobel de littérature, Stefanie Leuenberger nous éclaire sur une vie et une œuvre injustement oubliées.

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Le Temps: Qui était Carl Spitteler?

Stefanie Leuenberger: Carl Spitteler naît en 1845 à Liestal, dans le canton de Bâle-Campagne. Au terme de ses études de théologie, il se rend à Saint-Pétersbourg, où il enseigne en tant que précepteur pendant huit ans. De retour en Suisse, il publie son premier texte, Prométhée et Epiméthée. Il enseigne dans des écoles à Berne et à La Neuveville puis écrit de nombreux articles pour les feuilletons de journaux suisses et étrangers. C’est toutefois son discours «Notre point de vue suisse», en 1914, qui lui vaut des louanges nationales et internationales mais aussi des critiques. Et c’est précisément ce discours – un appel à l’entente nationale et à la neutralité, dans une Europe en guerre – qui attira l’attention du comité du Nobel sur son œuvre.

Il savait s’exprimer de façon très critique sur la situation politique en Suisse, la xénophobie et le culte de la patrie

Stefanie Leuenberger

Pourquoi son œuvre a-t-elle été oubliée?

Après sa mort, en 1924, Carl Spitteler a été récupéré par les tenants du mouvement conservateur Défense spirituelle. Associé à ces valeurs conservatrices, Carl Spitteler s’est retrouvé à contre-courant dans les années 1960 et 1970. Il s’est retrouvé engoncé dans le costume de héros national, lourd comme du granit, qu’on lui a taillé. Toute la vivacité de son œuvre s’est retrouvée étouffée. Nous avons aujourd’hui l’occasion et la chance de pouvoir redécouvrir l’actualité saisissante d’une grande œuvre.



En quoi reste-t-elle actuelle?

Par son style, tout d’abord, qui manie les changements de ton parfois abrupts entre le pathos, l’ironie et la satire. Il y a des passages pathétiques à côté de passages très drôles, satiriques, insolents, furieux, mais absolument pertinents et bien sentis. Il savait s’exprimer de façon très critique sur la situation politique en Suisse, la xénophobie et le culte de la patrie.

Par quel titre commencer?

Imago est une bonne porte d’entrée. Le roman raconte l’histoire du jeune Victor, qui rentre d’un séjour au loin. De retour dans sa petite ville, il retrouve Theuda, celle qu’il a aimée naguère. Mais, entre-temps, Theuda s’est mariée et a des enfants. Victor tombe alors malade d’amour. La façon dont Spitteler aborde le thème de l’amour impossible reste très actuelle, avec les thématiques du désir, du manque et de l’interdit. La question principale du roman est de savoir comment gérer ses sentiments quand on ne ressent rien d’autre que douleur et déchirement, sans pouvoir agir.

Qu’en est-il du reste de l’œuvre de Carl Spitteler?

Les récits Xavier Z’Gilgen et Mariquita, les épopées Prométhée et Epiméthée et Printemps olympien s’emparent de problèmes – toujours d’actualité – comme la xénophobie, le racisme, le fonctionnement déficient des institutions de l’Etat de droit et la corruptibilité de l’homme par le pouvoir. Une œuvre qui vit est une œuvre qui pose des questions fondamentales et intemporelles: pourquoi je ne suis pas aimé si moi, j’aime? Qu’est-ce qui est à l’origine de tout le mal dans le monde et dans l’être humain? Comment se comporter vis-à-vis de la tentation du pouvoir et de la violence? Ce sont des thèmes chers à Spitteler.


«Notre point de vue suisse», remis au goût du jour

Huit écrivains suisses reviennent sur le discours qui a rendu célèbre Carl Spitteler, «Notre point de vue suisse». En pleine Première Guerre mondiale, la Suisse est entourée de pays en conflit les uns avec les autres. Carl Spitteler est l’un des premiers à prôner la neutralité en plus de donner un point de vue très audacieux sur l’état de l’Europe à ce moment-là.

Sous forme de dialogues, des auteurs alémaniques, romands et tessinois réagissent à cette prise de parole puis dressent un constat de la Suisse aujourd’hui. Sont évoqués les rapports du pays avec ses voisins européens, les questions autour des migrants, des frontières. Enfin, ils reviennent sur la neutralité helvétique: à quoi rime-t-elle aujourd’hui, à quelles valeurs est-elle rattachée? De bonnes raisons de relire Carl Spitteler, donc.

Helvétique équilibre. Dialogues avec le «Point de vue suisse» du Prix Nobel de littérature 1919, Editions Zoé, 128 p.