Récit
Dans «L’Echarpe rouge», l’auteur de «L’Arrière-Pays» remonte aux sources de sa vie et de son écriture

Pourquoi devient-on écrivain? Qu’est-ce qui pousse un homme ou une femme à faire le choix, tout de même assez étrange quand on y pense, de vivre l’essentiel de sa vie, non pas tant parmi le monde réel que dans l’univers des mots? S’agit-il d’une manière de fuir, d’éviter un contact trop direct ou trop brutal avec les aspérités de l’existence ou des rapports avec les gens? S’agit-il au contraire d’une tentative de se rapprocher encore davantage d’eux en leur parlant, d’une façon plus libre que ne le permettent les conventions, de ce qu’ils ont de plus intime? Mais alors pourquoi les écrivains font-ils si souvent l’aveu d’un obscur sentiment de culpabilité, pourquoi ont-ils l’impression de trahir leurs proches? «Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse, Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?» se demande ainsi Baudelaire à propos de Mariette, la «servante au grand cœur» qui l’a élevé? Quelle plaie très ancienne l’écriture s’efforce-t-elle de refermer?
La terre même
C’est à une question de ce genre qu’Yves Bonnefoy s’est attaché dans un long essai autobiographique intitulé L’Echarpe rouge, qui vient de paraître. Du point de vue de son genre, L’Echarpe rouge prend le relais, plus de quarante ans plus tard, de L’Arrière-Pays, l’admirable tentative de remonter aux sources de sa création, qui parut en 1972 chez Skira. Mais plus en profondeur, ce récit fait suite au plus beau, sans doute, de tous les «récits en rêve» de Bonnefoy, celui qui est intitulé «L’Egypte». Dans celui-ci, il est question notamment du souvenir d’une vieille paysanne nommée la «Promé té ché» ou la folle et dont le narrateur dit «je l’aimais, il me sentait qu’elle était la terre même […] dont je sentais qu’elle vieillissait aphasique». Et il ajoute, ce sont les derniers mots du récit, «et je rêvais que je réparerais un jour, mais comment? la faute de celui qui s’était enfui au matin du monde». Ecrire serait réparer la perte, la perte de la promesse perdue que cette figure maternelle aurait fait sentir à l’enfant. Mais un écrivain n’a pas seulement une mère.
Locomotive
Dans L’Echarpe rouge, comme il l’avait déjà fait dans certains de ses poèmes, Bonnefoy tourne son attention vers son père, Elie, un artisan, monteur de locomotives, et surtout, c’est là le point essentiel, homme de peu de paroles. Le point de départ du livre est un récit inachevé. S’interrogeant sur les raisons de cet inachèvement, l’auteur comprend peu à peu que son blocage est directement en rapport avec les sentiments contradictoires qui l’animent ou plutôt qui animèrent jadis ses relations avec son père et sa mère.
Elégance
Procédant largement par associations, le récit s’assimile à une autoanalyse dont on admire la profondeur et la lucidité, comme on en admire l’élégance, mais qui dévoile aussi le drame qui sous-tend toute son œuvre. Ecrire permet de lever bien des refoulements, permet de faire la lumière sur ce qui, longtemps, demeura caché. Et les rapports avec autrui s’en trouvent par là parfois éclairés. Mais écrire est aussi, inévitablement, condamner le rapport à l’autre à la seule dimension de ce que les mots peuvent signifier, écrire est manquer à cette relation plus directe d’une compréhension ou d’un amour dont la vérité est si souvent en deçà ou au-delà des mots.
Yves Bonnefoy, L’Echarpe rouge, Mercure de France, 264 p.,****