Yves Bonnefoy, naissance à l’écriture

Daniel Lançon signe l’étude la plus complète parue à ce jour sur ce poète, prosateur et essayiste d’une fécondité remarquable

Genre: Essai
Qui ? Daniel Lançon
Titre: Yves Bonnefoy,histoire des œuvreset naissance de l’auteur
Chez qui ? Hermann, 617 p.

Il est rare qu’un auteur devienne de son vivant l’objet d’une étude intégrale. C’est pourtant ce qui vient d’arriver à Yves Bonnefoy, du moins pour la partie de son œuvre qui va de ses premières publications en 1946 à son entrée au Collège de France en 1981. Daniel Lançon publie chez Hermann un ouvrage de plus de 600 pages qui non seulement passe en revue tout ce que Bonnefoy a jamais publié, mais qui surtout met en lumière l’extraordinaire richesse de ses intérêts intellectuels comme la diversité des champs dans lesquels il s’est illustré.Sous le titre Yves Bonnefoy, histoire des œuvres et naissance de l’auteur, ce livre constitue de très loin l’étude la plus complète d’un poète, d’un prosateur et d’un essayiste dont la fécondité ne s’est jamais tarie au point que sa longévité – il a fêté son quatre-vingt-onzième anniversaire en juin – va de pair avec une production considérable. Encore le volume ne souffle-t-il pas un mot des quelque trente-trois années qui se sont écoulées depuis l’élection au Collège de France, pour lesquelles j’imagine qu’un second livre doit être en préparation.

Nébuleuse surréaliste

Le point de départ de Bonnefoy, c’est la nébuleuse surréaliste de la deuxième ou de la troisième génération que, quittant sa Touraine natale, il rejoint dès son arrivée à Paris en 1943. Du moins est-ce ainsi qu’on présente d’habitude sa trajectoire, en négligeant sans doute, faute de documents, toute l’importance des années d’adolescence qui avaient précédé. Le surréalisme est vécu à la fois comme une rupture (avec la rigidité de la société et du milieu de la province) et comme une promesse. Bonnefoy en gardera toute sa vie une confiance dans le pouvoir de révélation des rêves et un goût pour une vision de la réalité qui l’arrache à la banalité des conventions en misant sur son caractère de révélation possible.

Redéfinition du réel

Le jeune étudiant à la Faculté des sciences de Paris – classes de mathématiques spéciales, de mécanique générale, de philosophie générale et logique – se trouve donc singulièrement placé: tant ses réflexions de philosophe des sciences que ses goûts (poétiques et artistiques) le placent devant la nécessité de tenter une redéfinition du réel qui, dix ans plus tard, et après de nombreux détours, notamment le détour de tentatives de récits, le mènera à son premier recueil, Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), dont il n’est pas surprenant que la figure principale, Douve, soit indéterminée au point qu’il n’est pas possible de dire avec certitude quel est son véritable statut (femme? défunte? double du sujet? etc.).

L’une des caractéristiques du livre de Lançon est qu’il constitue aussi une sorte d’histoire de la réception de Bonnefoy. Les réactions des journalistes et des critiques aux œuvres publiées sont rapportées parallèlement à la description de celles-ci. Reconnu d’emblée comme une voix qui appartient au plus pur de la tradition poétique française, l’auteur de Douve ne tarde pas à être sollicité de divers côtés. Si deux recueils suivront (Hier régnant désert, 1958, Pierre écrite, 1965), c’est peut-être le premier recueil d’essais intitulé L’Improbable (1959) qui imposera Bonnefoy comme l’un des penseurs majeurs de la poésie de son temps. Ce livre, qui fut avec le Rimbaud par lui-même de 1961 l’un des deux ou trois livres clés de la conscience poétique pour les gens de ma génération, parlait d’une manière aussi neuve que bouleversante. Par exemple, à propos des Fleurs du mal: «Voici le maître-livre de notre poésie: Les Fleurs du mal. Jamais la vérité de parole, forme supérieure du vrai, n’a montré son visage. La vérité de parole est au-delà de toute formule. Elle est la vie de l’esprit, et non plus décrite mais en acte. Originelle, issue du logis de l’âme, distincte du sens des mots et plus forte que les mots.»

Ces années sont aussi celles durant lesquelles Bonnefoy entreprend de traduire Shakespeare, dont il a donné, on le sait, des versions qui sont sans doute ce que la France a réussi de plus haut dans l’approche, et aussi celles durant lesquelles il pose les bases de sa formation d’historien d’art. Dès 1950, il a découvert l’Italie, l’Italie du quattrocento puis du XVIe et du XVIIe siècle. Elève d’André Chastel – qui sera, plus tard, l’un de ses parrains au Collège de France –, il prend connaissance de tous les grands historiens d’art, dont il médite la leçon en face des tableaux dont il poursuit la trace de ville en ville, de musée de province en chapelle avec une soif essentielle. Déjà, dans L’Improbable, un des essais s’intitule-t-il «Le temps et l’intemporel dans la peinture du quattrocento» et un autre «Les tombeaux de Ravenne». Cet amour pour la peinture culminera, en 1970, avec l’admirable Rome 1630 , l’horizon du premier baroque, dont chaque page vibre de cette alliance si singulière mais si irrésistible de l’intelligence, de l’attachement passionné et d’un connoisseurship sans égal.

Considérable

C’est à Genève en 1970, où il supplée Jean Rousset pour un semestre à la Faculté des lettres, que Bonnefoy commence la rédaction d’un livre, L’Arrière-pays, que Skira publiera deux ans plus tard, et qui marque un tournant dans son œuvre en ce sens qu’il ouvre ce qu’on pourrait nommer le temps de la mémoire. Cette voie de l’anamnèse se confirmera dans le premier recueil de ce qu’il regroupera plus tard sous le nom générique de ces «récits en rêve», Rue Traversière en 1977, qui, on s’en apercevra sans doute un jour, constituent l’une des innovations que Bonnefoy aura apportées au genre de la prose poétique française de notre temps. Entre-temps aura paru le poème qui est celui où le fruit poétique qui a commencé à mûrir avec Douve parvient à sa pleine et radieuse maturité, Dans le leurre du seuil, publié en janvier 1975.

La contribution de Daniel Lançon aux études sur Bonnefoy est considérable. Pour la première fois, un chercheur a tenu compte de toutes les publications de son auteur, aussi bien des prépublications de parties de recueil en revue que des tirages sur grand papier dans des éditions bibliophiles, aussi bien des entretiens dans les journaux ou à la radio que des projets restés inaboutis et auxquels il a eu accès. Parfaitement ordonné selon une chronologie éditoriale, l’ouvrage constitue désormais une référence aussi complète qu’indispensable pour toute étude sur cet auteur. Lançon a tout lu et donne tout à lire (y compris, en annexe, des textes difficiles à trouver, tel la lettre à Howard Nostrand).

Mon seul regret est que son refus délibéré de composer une Vie donne parfois l’impression que cette œuvre se serait construite comme d’elle-même, alors que tous ceux qui ont le privilège d’être des amis de Bonnefoy savent à quel point combien ce qu’il écrit procède du même rayonnement que celui qui émane de sa présence.

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Yves Bonnefoy

«Hier régnant désert» (1958)

«Il semble que tu connaisses les deux rives,/ L’extrême joie et l’extrême douleur./ Là-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumière,/ Il semble que tu puises de l’éternel»