BD
En vacances de Titeuf, le dessinateur genevois s’essaye au dessin réaliste et au drame psychologique dans «Une Histoire d’hommes», un album surprenant et réussi. Il raconte sa mue

Du temps de leur jeunesse rebelle, Sandro, chant, Yvan, guitare, JB, basse, et Frank, batteur, nourrissaient de grandes espérances rock’n’rolliennes. Leur groupe a même été convié au Jools Holland Show. Mais ce soir d’avril 1995, à la BBC, les Tricky Fingers ont trébuché sur la dernière marche avant la gloire.
Echappé en solo, le charismatique Sandro est devenu une rock star. Frank tient un restaurant, JB est dans le surgelé. Quant à Yvan, éternel adolescent, il gratte encore sa guitare, mais un ressort est cassé. Dix-huit ans après le split, Sandro invite ses anciens partenaires à passer le week-end dans son manoir du Devon, où il vit avec Annie. L’amitié est au rendez-vous. Les non-dits, les blessures encore vives, le travail du deuil et autres spectres obscurcissent les retrouvailles.
Pas de houppe blonde, pas de couleurs vives, pas de touche-pipi dans le préau. Tournant le dos au vert paradis de l’enfance et à l’univers de Titeuf, Zep propose Une Histoire d’hommes, un récit mélancolique dans lequel il s’essaye, avec un talent certain, au dessin réaliste, démontrant que, bien plus qu’un illustrateur surdoué et un rigolo patenté, il est un auteur complet.
A la clé de cet album surprenant, il y a «l’envie de sortir du gag. Je ne m’étais jamais autorisé à publier quoi que ce soit qui ne fût pas drôle, ou tentant de l’être.» Outre Titeuf, le dessinateur genevois est le scénariste de Captain Biceps, le plus nul des super-héros, dessiné par Tébo, et des Chronokids, deux cancres qui voyagent dans le temps, dessinés par Stan & Vince.
Il y a deux ans, Zep éditait Carnet intime. Ce recueil de croquis est agrémenté de petits textes personnels auxquels nombre de lecteurs ont réagi. «Ils étaient surpris. Ils pensaient que j’étais juste un sombre abruti faisant du gag à longueur de journée», rigole-t-il. En baissant sa garde, il a ouvert une porte.
Zep a écrit Une Histoire d’hommes dans sa tête, en se promenant, avant de la dactylographier, puis de la storyboarder. C’est la première fois qu’il s’attelle à un long récit, Nadia se marie relevant plutôt de l’assemblage de gags, parce qu’il est «difficile d’entraîner un personnage récurrent dans une aventure qui le transformera forcément, alors qu’il doit rester le même. Sauf dans le cas rare d’un héros soumis au vieillissement, comme le Jonathan de Cosey.»
Il a tout de suite su que le dessin serait réaliste, comme celui de Carnet intime. Mais quand il s’est agi de passer des croquis pris sur le vif à des personnages mis en scène, Zep a compris sa douleur. «Je ne me moque plus de Jean Graton (ndlr: le dessinateur de Michel Vaillant).» Avec Tébo dans Comment dessiner, il se gaussait des héros de la BD réaliste tirant toujours la même tronche, qu’ils disent «Blood n’guts! Je suis stupéfait» ou «Quelle joie, c’est mon anniversaire…». Aujourd’hui, le fan de Donald admet qu’il y a «une vraie noblesse dans le dessin réaliste, une approche plus intérieure, plus «norvégienne» des personnages». Il a fait ses classes, redessiné trois fois l’album, histoire d’apprendre «humblement» ce nouveau métier. La première version peinait à se distancier de Titeuf: les têtes étaient trop grosses, les bras trop longs, les expressions corporelles outrancières…
Pour Une Histoire d’hommes, Zep a renoncé à la plume feutre, liée au dessin humoristique, et adopté le crayon noir, afin de se libérer de certains tics et de s’offrir des effets d’estompe. Chaque vignette est définie par un rectangle monochrome à bords perdus, crayonné et retravaillé à la palette graphique, dont les teintes permettent d’identifier les séquences temporelles en escamotant des didascalies pataudes telles «Le lendemain matin» ou «Pendant ce temps dans le Devon». Selon Zep, «la couleur, c’est la musique d’ambiance». Les camaïeux lui conviennent, car «le lecteur sait que le ciel est bleu et l’herbe verte». Il regrette que trop de bandes dessinées aient été «flinguées» par de sages coloriages.
Pour définir ses personnages, il a dû se baser sur des modèles existants, qu’il a dessinés des centaines de fois jusqu’à les acquérir. JB est entièrement fabriqué; Frank vient d’un copain batteur; Yvan est inspiré de Paul Pope, le dessinateur de Heavy Liquid; et Sandro doit son identité à Yvan Attal ou Sami Frey.
En humour comme en réalisme, la pire difficulté reste de dessiner une table dressée avec des assiettes et des verres: «Tout le monde souffre sauf Uderzo», précise Zep. On pense au dessinateur d’Astérix, dont les sangliers luisant de graisse mettent l’eau à la bouche, lorsque Sandro et les autres passent à table. Leur saucisse au stilton fait grise mine. Zep n’est pas frustré pour autant: s’il éprouve le besoin de représenter une saucisse caricaturalement rose et luisante susceptible de mettre Titeuf en appétit, il peut toujours la faire sur une feuille volante.
Tables, lampes, voitures… Le réalisme exige une documentation supérieure. Zep a fait des centaines de photos des routes et des panneaux du Devon, car «il n’est plus possible de faire Tintin au pays des Soviets». Le réalisme implique des moments fastidieux. Dessiner un cheval ou les toilettes de la BBC relève du pensum. En revanche, la maison de Sandro, une falaise, une guitare, tout élément de décor accédant au statut d’acteur s’avère très excitant.
La grande difficulté reste de faire jouer des personnages de manière plus sobre. Avec Titeuf, tout le corps entre en action. Ici, on soulève à peine un sourcil. «L’émotion ne passe pas par les personnages, mais par le décor, la couleur, la mise en scène, un détail, un hors-champ, un décadrage… On a la possibilité de s’étaler sur deux pages pour raconter une déception, une angoisse, ce qui est impossible dans le gag: on n’a pas le temps.»
Les décors restent assez minimalistes, car Zep aime les choses dépouillées. «Je ne vais pas dessiner le centre-ville pour me détendre. Le Devon, ce sont des plaines, des landes ceintes de murets de pierre. Il n’y a pas grand-chose à faire, à moins de dessiner avec acharnement les brins d’herbe.» A ses débuts, Zep peinait avec les arbres; ils ressemblaient à des portemanteaux recouverts d’«une sorte de purée verdâtre». Aujourd’hui, il excelle à dessiner les frondaisons. «Une partie de moi pourrait tout arrêter pendant deux ans et vivre au jardin botanique pour faire uniquement du relevé de plantes», sourit-il.
Les thèmes d’Une Histoire d’hommes sont ceux-là même qui affolent Titeuf: les copains, le rock’n’roll et la femme. «Mais aussi le vieillissement, le départ et le deuil, complète Zep. Comment vivre, comment survivre, comment grandir lorsqu’on a cassé un idéal.» L’album ne peut pas être lu comme une métaphore de la destinée de Philippe Chappuis, le petit gars d’Onex devenu star mondiale de la BD, alors que nombre d’aspirants au titre ont moisi dans l’anonymat: «N’ayant jamais participé à une histoire collective, je n’ai pas eu à faire le choix de Sandro. Bien sûr, à 12 ans, j’ai rêvé de monter un groupe de rock et devenir plus célèbre que le Christ. Mais ma vie, c’est la bande dessinée, et la solitude qu’elle implique. Ceci dit, il y a beaucoup de moi dans Sandro et Yvan. J’aurais pu être Yvan. A une période de ma vie, je trouvais assez confortable l’idée de l’échec, l’idée d’être un loser se morfondant dans la médiocrité…»
La rubrique people a rendu l’écho des bouleversements sentimentaux traversés par le fameux dessinateur. Une Histoire d’hommes se ressent-elle de sa rupture avec Hélène Bruller, sa complice des Minijusticiers et du Guide du zizi sexuel? L’univers de sa nouvelle compagne, Mélanie Chappuis, écrivaine, chroniqueuse au Temps, est autrement sérieux que les Mickey délurés d’Hélène. Zep ne récuse pas une possible incidence sur son évolution. «Derrière toute œuvre, il y a une femme. Mon premier public, c’est Mélanie. Elle est clairement plus sensible à Une Histoire d’hommes qu’à Captain Biceps. Il est vrai que quelque chose dans ma vie ne s’est pas passé comme je l’imaginais. Un deuxième divorce, c’était brutal. Dans ce genre d’épreuve, soit l’on se racrapote, soit on passe à l’étape suivante.»
Une question essentielle pour finir: est-il plus difficile de dessiner une femme nue dans Une Histoire d’hommes ou une couille qui pendouille hors d’un short flapi dans Titeuf? «Très bonne question. Les deux doivent faire vrai. Du graffiti obscène à la toile de maître, les deux motifs figurent parmi les plus universellement représentés. Une femme nue dessinée peut être grotesque. J’avais envie qu’Annie soit vraie. Elle est une belle, mais en dépression. Son homme aimerait lui voir les talons, car elle évoque la maladie et la douleur. Je voulais qu’on sente une pesanteur, pas une pose de playmate. De la même manière, restituer l’élasticité d’une couille et l’humour qu’elle contient, car c’est un accessoire extrêmement drôle de la bande dessinée, il faut s’appliquer. Sinon, ça ressemble à un marron ou un oursin.»
Une Histoire d’hommes, Zep, Rue de Sèvres, 62 p.
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«A une période de ma vie, je trouvais assez confortable l’idée de l’échec»«Ils pensaient que j’étais juste un sombre abruti faisant du gag à longueur de journée»
«Une partie de moi pourrait tout arrêter
pendant deux ans et vivre au jardin botanique»